mardi 24 octobre 2017

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 3)

Chapitre 3: Les premiers pas

Nous nous trouvons sous l'impressionnante silhouette d'El Capitan. Il est au plus 7h30. Un peu plus tard que ce que nous avions prévu, mais comme nous n'avons pas réussi à obtenir de site de camping à Camp 4 (camping où l'esprit mystique des anciens grimpeurs de Yosemite peut supposément être recueilli en bouteille), nous devions faire 45minutes de voiture depuis Crane Flat (un camping situé à près de 7 000 pieds d'altitude et 0 degré la nuit où l'esprit de l'escalade est complètement absent) pour nous rendre à la paroi.

L'air est frisquet; le ciel bleu cristallin. Le soleil n'est pas encore visible du fonds de la vallée. Seul le Dawn Wall est illuminé par ses rayons obliques.


La vue est certainement grandiose, à couper le souffle, mais j'ai de la difficulté à profiter du moment. L'angoisse d'avant spectacle s'empare de moi à chaque pas; j'ai l'esprit légèrement embrouillé. Jeff, lui, marche devant moi, l'air serein. C'est qu'il en a vu d'autres.

Serais-je à la hauteur? Vais-je être capable de partir en tête? Bah la longueur la plus dure est cotée 11b, rien là. Une main dans le dos. Attention pour ne pas péché par excès de confiance...

Je repasse dans ma tête l'objectif de la journée: grimper le Freeblast. 11 longueurs.

Il s'agit en fait du prémisse obligatoire de Freerider que plusieurs considèrent comme une classique en elle-même. Plusieurs la grimpe d'ailleurs comme une voie en elle-même, ce qui fait une assez bonne journée d'escalade. Aujourd'hui ne fait pas exception à la règle alors que nous apercevons une cordée de trois personnes juchée au relais de la 2e longueur.

Nous arrivons au pieds de la voie alors que le soleil touche le départ du Nose, légèrement plus à droite que celui de Freerider. Nous constatons qu'une 2e cordée est sur le point de s'élancer dans la première longueur.

Damn du traffic!

Ces grimpeurs semblent plutôt lents à se préparer, mais plutôt que de leur mettre de la pression, nous décidons de patienter en discutant de la stratégie, du matériel à apporter et des autres subtilités techniques. Nous convenons alors d'apporter une 2e corde de 60m pour pouvoir les joindre ensemble dans la dernière longueur qui consiste à dégrimper près de 60m jusqu'à Heart Ledges. Cette technique nous permettrait de dégrimper en moulinette tous les deux.

Le soleil se lève soudainement et ses rayons inondent littéralement la vallée. Baigné de lumière, Jeff brille carrément, un sourire accroché aux lèvres.


Arrive alors une autre cordée de grimpeurs expérimentés: Nick et Corey.

Pendant que je rumine mon angoisse, Jeff, Nick et Corey jasent des grimpes qu'ils ont fait par le passé dans la Vallée. À un certain moment, Corey dit quelque chose du genre:

- One time we were on the Regular Route on Halfdome and we were getting very cold. Luckily we found an old sleeping bag wedged in a crack at Sandy Ledge.

Et là Jeff qui fait une face surprise et intéressée:

- What? An old sleeping bag, green?

- Yes! You have seen it too?

- Me and my friend used it while we were waiting for some slow spanish parties that would not let us pass them.

Épisode irréel et très comique.

Arrive enfin le moment de débuter.

Débordant de doutes, je m'élance dans la 1ère longueur.

Un court dièdre facile mène à une traverse vers deux fissures parallèles. J'hésite sur la stratégie: monter le pied droit haut ou faire de l'adhérence. Le rocher a une texture vraiment patinée, insécure. Déjà que je ne suis pas très bon avec mes pieds!

Quelques pas précaires me permettent de me hisser en ligne avec les fissures. L'acide dans mes bras est beaucoup plus intense que j'aimerais, ce qui n'aide pas ma confiance. Arrivé à la fin de la première longueur, je décide de continuer directement dans la 2e, qui est beaucoup plus facile, afin de nous créer un petit coussin. Cette dernière offre de bons coincements, ce qui est nettement plus mon genre. Par contre, je manque de protections et dois les espacer plus que j'aimerais: le mental en prend un coup. Quelques mètres avant le relais Jeff me signale que j'ai épuisé  l'entièreté de la corde et qu'il doit commencer à grimper simultanément, ce qui est stressant puisque s'il chute, je serai tiré vers ma dernière protection, plusieurs mètres sous moi.

Grrrrrrr l'enchainement des deux longueurs totalise 67 mètres, mais nous avons pris la corde de 60 mètres...bravo mon champion!!

J'arrive tout de même au relais sain et sauf.

Tout un départ, ça donne le ton pour la suite!

Jeff me rejoint rapidement. Alors que nous échangeons le matériel, je constate que le vent est très fort. Un peu naïfs nous sommes partis légers et n'avons pas apporté de coupe vent.

Ça s'en vient épique notre affaire!

Jeff part dans la 3e longueur, une traverse précaire sous un toit. Les prises de mains et de pieds sont minuscules, mais Jeff est un as des placements de pieds. On voit immédiatement qu'il sait comment répartir son poids et positionner son corps du premier coup d'oeil. La confiance qui émane de lui est incroyable; il a une réelle foi en ses placements de pieds et ses mains ne lui servent qu'à maintenir son équilibre. Après avoir placé deux petites protections, il s'élance pour une prise au-dessus du toit, mais vise la mauvaise. J'attrape sa chute sans impact. Déçu, il revient rapidement au relais. Nous tirons la corde et hop le revoilà reparti. Il solutionne facilement le passage et disparait de ma vue.


En dessous de nous, Nick et Corey arrivent rapidement.

Jeff et moi avons de la difficulté à se parler dû à la force du vent. Je sens la pression s'accumuler en moi et je n'aime pas particulièrement cela. Je comprends que Jeff ne veut pas se faire doubler, mais il y a beaucoup d'éléments à assimiler pour moi, ce qui me stress.

Déconcentré, j'effectue un mauvais départ dans la traverse et ma séquence n'est pas optimale. Arrivé aux protections, je constate qu'elles sont très serrées et j'ai de la difficulté à les retirer. Une erreur dans mon jeu de pieds m'amène trop bas par rapport aux petites prises dans le toit et rapidement je suis emporté par la gravité alors que l'un de mes pieds glisse. Étant en second, je me retrouve à penduler sous le toit, loin de toutes prises. Pendant près de quarante minutes, j'essaye, sans succès, de remonter  à l'aide de prusics sur la corde. Cette aventure commence plutôt bizarrement et je n'aime pas particulièrement son déroulement jusqu'ici.

Tant bien que mal je regagne les prises et finis par rejoindre Jeff, qui repart aussitôt. Il fait si froid qu'il ne peut pas m'assurer à défaut de quoi il gèlerait. La longueur suivante est plus facile, mais je dois tout de même prendre à sec pour retirer une protections vraiment trop coincée.

Maudite marde!

Autre chose qui m'agace est que le Freeblast contient plusieurs prises qui sont en fait des cicatrices laissées par l'usage antérieur de pitons. Sans ces cicatrices, il serait extrêmement difficile, voire impossible, de grimper cette voie. Je considère un peu ces cicatrices comme de la triche, dénaturant la nature "classique" de cette voie. Bien que je comprenne qu'elles n'aient pas été faites dans le but de créer des prises, pour moi, elles sont un sacrilège, une aberration. Je les hais, point. Qui plus est, elles tordent mon index gauche toujours blessé de ma chute au début septembre.

Corey et Nick nous suivent toujours de très près de sorte que Jeff charge comme un véritable taureau. Aisément, il dispose des deux longueurs en dalle. Ces deux longueurs sont extrêmement patinées, difficiles à lire et il faut avoir une confiance complète en ses pieds, ce que je n'arrive pas à faire à ce moment étant trop peu accoutumé au granite de Yo. De plus, comme je suis le second désigné, je dois trainer la corde de 60m supplémentaire. Comme il n'y a pas de vire où la laisser reposer, son poids en entier me tire vers le sol ce qui rend mes mouvements pénibles.

Jeff de son côté fait des leads complètement hallucinants. Il est tellement dans son élément, qu'à un moment donné il se trompe de séquence et doit détricoter quelques mouvements dans le crux de la dalle, ce qui semble être de la magie. Malgré mes ennuis, je suis bien content pour lui.

Devant aller rapidement, je tire sur quelques dégaines plutôt que d'essayer de solutionner les passages. De toute façon le poids de la 2e corde me tire tellement que j'ai de la difficulté à bouger. Impossible de grimper en libre dans ces circonstances.

Alors que j'arrive au relais de la première longueur de dalle, je vois Corey qui fait une chute au rétablissement de la dalle. L'incident semble sans impact sur le coup et ce dernier fait quelques mouvements de Frenchfree (tirer sur des protections pour avancer) pour solutionner le crux.

Suite à cette chute, nous avons maintenant une petite avance d'une longueur. Jeff est maintenant bien chaud, de sorte que je peux enfin recommencer à grimper en tête. Quelques pas de pontage m'amène sous un toit bizarre. La fissure est légèrement mouillée, mais j'arrive quand même à faire les mouvements pour sortir et me rétablir. Je ne bouge pas très bien même si j'arrive à tirer mon épingle du jeu de mieux en mieux. J'ai l'impression d'être écrasé par l'ampleur du projet et la rapidité de son exécution. Clairement je ne suis pas capable de suivre la cadence de Jeff qui possède de meilleures aptitudes et surtout beaucoup plus d'expérience sur ce type de mur, ce type de rocher. Sans compter qu'il a déjà fait le Freeblast par le passé.

Après un relais suspendu, Jeff repart pour le Half Dollar, une longueur bizarre alliant technique de cheminée et dièdre fermé. Ce type d'escalade me convient vraiment davantage et j'ai vraiment du plaisir à la grimper.

Juste après le Half Dollar, alors qu'ils sont au relais en dessous de nous, Nick et Corey nous signalent qu'ils voudraient nous emprunter notre corde supplémentaire pour rappeler le Freeblast. À travers notre conversation décousue par la puissance du vent nous comprenons que Corey, en chutant, s'est foulé la cheville. Suite à l'épuisement des effets de l'adrénaline qui coulait dans ses veines, ce dernier n'arrive plus à mettre de poids sur sa cheville. Gentlemen, nous leur donnons la corde pour faciliter leur descente. Sécurité avant tout.

Asti juste au moment où la corde allait devenir utile! Karma +1

Suivent donc deux longueurs plus faciles qui nous mènent à Mammoth Ledges, une succession de vires spacieuses où il est possible de dormir.

Il ne reste donc plus qu'à dégrimper une longueur de 60m pour terminer notre journée. Comme nous venons de flinguer la 2e corde, l'un de nous deux doit donc dégrimper comme s'il était en premier de cordée. Jeff toujours en forme, s'offre pour y aller deuxième et assumer le risque de tomber.

Dégrimper une longueur est toujours un processus étrange en ce qu'il est difficile de lire les mouvements loin à l'avance. Ça devient pire quand il faut poser de façon sécuritaire des protections pour celui qui suivra. Il faut les mettre à des endroits où il sera aisé de les enlever et les poser à des intervalles assez réguliers pour éviter une grosse chute. Ajoutez à cela que le soleil se couchait rapidement derrière nous. En fait, lorsque j'atteignis Heart Ledges, il était complètement couché. Jeff doit donc dégrimper à la lumière de sa lampe frontale. Malgré quelques embuches, il se débrouilla excessivement bien et me rejoignit beaucoup plus rapidement que je ne l'aurais crû.


Suivent alors 6 rappels sur des cordes fixes qui nous ramènent au sol à 21h00. Nous pouvons enfin aller manger et dormir. Je suis exténué, mais content d'avoir survécu. Assurément pas le départ que j'espérais. Des doutes ressortiront de cette journée pénible pour le moral et l'orgueil.

La suite sera dure...

Résumé des longueurs:

1. Dan - 5.10c 46m - Dur réchaud!

2. Dan - 5.8 17m - Bons coincements de mains/poings.
3. Jeff - 5.11b  27m - Traverse difficile, ensuite facile. Chiant pour le second.
4. Jeff - 5.10c 30m - Multiples cicatrices de pitons.
5. Jeff - 5.11b 27m - Départ runnout, dalle très très dure. En solo, vraiment!?
6. Jeff - 5.11a 34m - Autre dalle dure. En solo vraiment!?
7. Dan - 5.9 34m - Drôle de mouvement au toit, exposé.
8. Jeff - 5.10b 37m - Cheminée avec rétablissement inhabituel.
9. Dan - 5.7 34m - 5.7, vraiment?
10. Jeff - 5.7 34m - Plus facile.
11. Jeff - 5.10a/b 58m - Moins difficile que ça a l'air. Attention aux roches lousses.

dimanche 15 octobre 2017

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 2)

Chapitre 2: L'éthique


"Getting to the top is nothing. The way you do it is everything."

- Royal Robbins-

Ces mots ont toujours eu un puissant effet sur moi et je me suis toujours laissé emporter par leur implication, autant dans ma vie personnelle que sur le rocher. Ils sont pour moi empreints d'une sagesse puissante dans laquelle je me suis toujours reconnu. Pour moi la vie, tant dans ses échecs que ses réussites, partielles ou complètes, passe avant-tout dans le respect des barèmes qu'on l'on s'impose à chaque jour. La confiance, l'honneur, la loyauté, le respect, de soi-même, des autres et des principes établis, ont toujours été supérieures à l'atteinte d'un objectif.

L'éthique est, en quelque sorte, la voix du coeur, celle qui défini le niveau de notre engagement envers quelque chose. C'est celle qui dicte les règles du jeu, la ligne de conduite à suivre. Elle teinte les efforts et la souffrance, la peur et les doutes qui peuplent nos vies et nos aventures. Elle nous donne vie. Comme elle met à nu les aspects les plus intrinsèques de nos personnalités, il vaut donc mieux d'être honnête avec soi-même, en toutes circonstances.

Je ne suis toutefois pas de ces puristes qui essayent d'arrimer le monde à leurs croyances, d'asservir les autres aux règles que je m'impose. Pour moi, l'éthique c'est de choisir ses propres règles et d'être honnête à leur égard.


Il convient donc de mentionner, d'emblée, les règles que Jeff et moi nous étions fixées pour grimper Freerider.

Le plan était tout d'abord de grimper le Freeblast, soit les onze premières longueurs de Freerider, en une seule journée.

Une fois sur Heart Ledges, six rappels (lignes fixes) permettent de retourner au sol, où nous avons dormi.

Après une journée de repos, utilisée à finaliser nos vivres et notre matériel, nous avons apporté nos haulbags en dessous des lignes fixes utilisées pour rappeler de Heartledges et nous avons entrepris d'hisser nos sacs jusqu'à Heartledges.



À partir de ce moment, l'objectif était de grimper les longueurs en libre jusqu'au sommet. Il n'était pas nécessaire pour nous que les longueurs soient grimpées en ordre. Si une longueur nous résistait, nous pourrions toujours y retourner plus tard, même après avoir grimpé plus haut.

Comme nous n'avions pas de portaledge, il fallait s'arranger pour dormir sur les vires naturellement disponibles sur la paroi. Il en existe plusieurs sur Freerider:


- Heartledges (pour 6-8 personnes, peut-être un peu plus);
- Hollow Flake ledge (2-3 personnes);
- Alcove (2 personnes);
- El Cap Spire (5-6 personnes);
- The Block (2-3 personnes); et
- Roundtable (2 personnes).

D'autres endroits moins commodes pourraient être utilisés pour bivouaquer en cas de besoin, mais le repos y serait marginal (position assise ou partiellement couchée).

Le coeur de notre stratégie était d'avoir avec nous 5 cordes, de sorte que nous pouvions fixer les longueurs après les avoir grimpées. Cette méthode permet de se déplacer rapidement entre les longueurs et les vires et, surtout, à ne pas avoir à hisser notre matériel entre l'ascension de longueurs, ce qui est extrêmement fatiguant. Cela permet également de redescendre travailler une longueur si nécessaire.

Bien que cette méthode puisse être assimilée à une tactique de siège (que je n'aime pas particulièrement) elle permet à deux travailleurs ayant peu de vacances dans la vie de maximiser les chances de réaliser notre projet. Elle a le désavantage de faire en sorte que nous devions trainer avec nous 5 cordes, ce qui est très lourd et encombrant. Il faut également mentionner que déterminer quelle corde permet de fixer quelle longueur devient souvent un projet d'ingénierie que Jeff a maitrisé en maitre. Seul je n'y serais jamais arrivé. Il faut être conscient de cette réalité lorsqu'on envisage utiliser cette technique.

Ces prémisses établies, le récit peut maintenant commencer.