dimanche 26 novembre 2017

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 5)

Chapitre 5: Le Feuillet creux

La deuxième journée sur le mur est ponctuée par un obstacle particulier: le "Hollow Flake" une longueur que nous redoutions grandement.


Il faut comprendre que sur El Cap, ce n'est pas tant la difficulté d'une longueur, que l'exposition, la particularité des mouvements et l'état d'esprit dans lequel on l'aborde qui ont un impact. Rares sont les longueurs où la force brute permettra de palier à ces obstacles, plus mentaux que physiques. Une longueur qui semble facile "sur papier" peut facilement devenir une bataille désespérée ou, même, un cauchemar, et la clé du succès m'est rapidement apparue comme étant la confiance.
Confidence comes with practice. Doing. If you have skill, there is no hiding it. If you lack confidence, there is no faking it. -Steve House-
Je laisse donc Jeff vous raconter son expérience dans le Hollow Flake:

"C’est dans une atmosphère calme et fraîche que je me réveille le corps raidi par le hissage de la veille. Confiant, je tente de me dégourdir dans les premier pas d’une longueur ratée la veille. Sans être vraiment dure, elle comporte un mouvement de dalle très difficile, que la raideur matinale de mes articulations me permet cette fois de passer.

Dan s’occupe de nous placer en face du gros morceau, l’obstacle. Notre aventure pourrait s’arrêter là… Ça m’est déjà arrivé, il y a 19 ans, ce monstre m’a battu.

Je rejoins Dan sans être vraiment pressé, un mélange de stress et d’anxiété englu mes mouvements. 

Je suis pourtant descendu dans la Vallée confiant d’un été où je me suis réalisé sans précédent.

Mais si jamais je « choke »…, c’est possible, je me connais.

HOLLOW FLAKE, je me souviens de toi! J’ai peur! Peur d’avoir peur au mauvais moment, peur d’hésiter. J’imagine la chute et les souvenirs de la tentative précédente me paralysent. Ma confiance s’effondre.

Arrivé au relais, je ramasse les gros coinceurs d’une main incertaine, comme si elles allaient servir…

Sourd à tout ce que Dan me dit ou me raconte, je tente de rassembler tous les lambeaux de courage que je peux avoir, malgré les souvenirs terrifiants qui m'envahissent.

À la façon d’un condamné qui a accepté sa fin et qui marche droit vers l’échafaud, j'agrippe les prises de départ. En apparence calme et résigné, j’entame les 40m de dégrimpe en 11d. Tout d’abord large (2½’’) et déversante, la fissure que je descends en dulfer se referme graduellement. Malgré que le mur soit très lisse et la fissure froide presque humide, je suis très confortable. En bas, le mur est légèrement dalle et de grosses prises de pieds me permettent de tenir sans les mains. Après avoir solutionné la traverse vers le Hollow Flake proprement dit, j’en profite pour uriner.

Plus léger je serai, mieux ce sera.


Comme j’entame les premiers mètres, je réalise que je suis trop haut et que je devrai prendre les prises que je viens d'arroser…super...

Nous y voilà, la bête, gueule ouverte, est tout juste au-dessus de moi. Je prends seulement le temps de me sécher les mains et je m’élance dans le feuillet. Il ne faut pas réfléchir; plus vite je serai en haut, mieux ce sera. Surtout ne pas laisser le doute s’installer. Comme je suis à plus de 40m sous le relais d'où Dan m'assure, inutile de protéger, ça ne ferait que m'ajouter de la résistance. Je grimpe rapidement le rebord saillant, sans entrer derrière le feuillet.

Un amoncellement de blocs coincés à 5-6 mètres sous la hauteur du relais, m’offre un répit. Comme la fissure se dirige progressivement vers la gauche, je me retrouve, à cette hauteur, à une dizaine de mètres à gauche du relais de départ et de Dan. Une chute à cet endroit me ferait faire un immense pendule vers Dan où j'irais m'écraser dans le coin où j'ai dégrimpé. Je m’interroge sur la protection, sur la friction. Si je protège, le coude va-t-il poser problème? Comme c’est ma première protection, et peut-être le seul vrai bon, je protège solide.

Au-dessus, ça se corse. Le rebord du feuillet s’évase et devient plus vertical; je dois donc entrer dans la fissure pour progresser en mode cheminée pour quelques mètres. Je fais suivre un cam #6 un peu trop ouvert pour être vraiment confortable. Après cette courte section cheminée, le feuillet rétrécira à nouveau, m'obligeant à ressortir en dulfer: le crux. La tension revient.

Je suis seulement à quelques mètres de mon point de retraite d’il y a 19 ans.


Malgré tout ce temps, les souvenirs me reviennent limpides; ils me heurtent violemment. Je me revois sortir de la fissure pour partir en dulfer, regarder vers le bas et voir les 10m de corde sans protection (je n'avais pas de #6 à l’époque) et sentir tout à coup la sueur recouvrir mes mains. Le souvenir d'avoir l'impression que mes mains glissent est si vif et terrifiant! Je me souviens d'être là, 300m au-dessus du vide, avec un horrible sentiment de panique et de peur. Comprendre que je suis commis et que je vais surement prendre le vol (25m) et m’écraser sur la dalle. Je me souviens de tenter le tout pour le tout pour retourner dans la fissure d’un geste rapide, et surtout risqué, juste comme les mains allaient lâcher complètement. La descente avait été pénible, physiquement et mentalement; le goût de la défaite: amer.

Et je suis là de nouveau, au point où je dois sortir de la fissure pour partir en dulfer, l’estomac noué d’appréhensions, les mains moites. Le relais est 20m plus haut. Cette fois-ci je me permets le luxe de laisser un #6 derrière moi, bien qu'il soit trop ouvert pour dire qu’il est vraiment bon. Je sangle très long. Cette "protection" est ce qu’il me faut pour me convaincre de monter. Je respire profondément, lève les mains bien couvertes de craie, agrippe fermement le rebord, appuis fermement le pied droit contre la paroi et entame le dulfer tant redouté. Les premiers pas sont faciles, le contraste est fort avec mon souvenir. Je suis bien plus fort et confiant cette fois-ci. Me voilà bientôt en terrain nouveau, seulement quelques mètres plus haut et la fissure se transforme à nouveau: le rebord du feuillet devient large et la fissure tend vers la gauche de façon plus prononcée. À nouveau, il n'est plus possible de faire du dulfer et je dois retourner dans le feuillet pour y coincer mon épaule droite. Il me reste un peu plus de 15m à parcourir. À cet endroit, la fissure semble régulière et, malgré que le rebord du feuillet soit large, le terrain à venir semble plus facile. J'attrape le #5.5 que j'ai sur mon harnais en me disant que ça va bien aller. La confiance revient; le doux parfum de la réussite commence à se faire sentir.


Tabarnac!! Le #5.5 ne fait pas! Il est trop petit!

Aussitôt, l'air devient fétide. Mes mains deviennent moites. En panique, je m'empare de la seule protection plus large que nous avons: un bigbro. Ma position relativement confortable me permet de poser le tube aisément, si ce n’est le taponnage dû à la vis qui est coincée. Par chance, dans ce type de fissure, il est plus difficile de progresser que de rester en place. Une fois le bigbro solidement placé, sanglé haut et long, je peux recommencer à grimper. La protection créé  un coussin qui allège ma détresse mentale. Je sais toutefois que je me dois d'être rapide, me concentrer sur le relais, sur l’objectif; il n’est plus si loin. Je progresse, le terrain est plus facile, mais néanmoins très exigeant mentalement. Quelques mètres au-dessus du tube, je lance la corde à l’extérieur de la fissure. C'est que l'angle de la fissure est tel que la corde pourrait se coincer dans le #6 et le faire tomber; idem pour le tube. Au moindre mouvement la corde revient dans la fissure, rien à faire, la corde ne veut pas sortir!!

Misère...

Je réfléchis, j’analyse; si je tombe, comment la corde va-t-elle se placer? L’angle est-il suffisant pour déplacer les coinceurs?

Merde, rien de certain, le doute recommence à s’installer.

Je suis encore capable de dégrimper...

Honteux, je chasse aussitôt cette pensée. Mon corps est capable de faire le reste c’est certain…sauf si ma tête panique. Je serre les dents, mets de la craie et me concentre de nouveau sur le relais. Faire le vide et oublier tout le reste n’est pas aisé. Je ferme les yeux pour mieux me concentrer. De toute façon il n’y a pas de prises, voir est donc secondaire. Je progresse tranquillement ainsi, les yeux fermés, guidé seulement par les sensations de mon corps. Je pousse mes mains contre le feuillet en coinçant les genoux de sorte que je suis capable de glisser mon corps vers le haut avec les pieds, un pouce à la fois. Je n’ouvre les yeux qu’à l’occasion pour apercevoir, le temps d’une seconde, le relais se rapprocher. À chaque coup d'oeil, je sens l’excitation monter. Je suis fébrile, mais à 4-5 mètre du relais, je sens que je n’ai plus l’énergie suffisante pour retraiter.

Ayant dépassé le point de non retour, je décide de me lancer. Comme ma dernière protection est plusieurs mètres sous moi, la chute n’est dorénavant plus envisageable, même si elle demeure théoriquement possible. Je dois gérer l’effort et surtout ne pas paniquer. Après quelques bonnes respirations, mon esprit se calme. Je peux maintenant regarder en bas. C’est étourdissant, je suis tellement loin de ma dernière protection. Le combat est tellement mental; mon corps est submergé par un véritable cocktail de sensations. L'air fétide fait toutefois place au doux parfum de la Vallée. La bataille n’est pas terminée, mais je sais que j'en sortirai vainqueur. J'en ai la conviction profonde.

Les 4-5 mouvements suivants m’amènent à portée de main d’une vraie prise. Alors que je l’agrippe, toute la peur, l’anxiété, l’adrénaline, le doute s’évaporent et laissent place à un formidable sentiment de fierté et d’accomplissement. Je m’extirpe de la fissure aisément et rejoins le relais.

J'ai de la misère à le croire, mais j’ai réussi le Hollow Flake!

Installé au relais, je comprends que mon crux mental est maintenant derrière moi. J’ai hâte pour la suite! Me revient alors les paroles d’une chanson que j’écoute à l’entrainement : « …c’est à la fin que tu sais qui tu es…"


La fin runnout du Hollow Flake, ben facile en toprope

Bien que cette longueur ne soit cotée que 5.9R, Jeff me confia plus tard qu'il s'agit de l'une des longueurs les plus difficiles que ait grimpées dans sa longue carrière de grimpeur. La charge mentale qu'elle impose lui pesait énormément depuis tant d'années et ce fut une véritable délivrance pour lui de la réussir. Malgré toutes les expériences et les succès qu'il a eus par la suite, le Hollow Flake restait comme un cancer coincé dans son corps, presque insupportable. Pour moi, son récit montre à quel point la dimension mentale et intrinsèque qui différencie tant l'escalade sportive de l'escalade traditionnelle rend cette dernière si unique. Se dépasser physiquement est bien, mais repousser les barrières mentales qui nous empêchent de développer notre plein potentiel physique est tellement mieux. Évidemment il faut se garder une marge de manœuvre pour que l'expérience demeure sécuritaire, et ça, c'est l'expérience qui nous permet de façonner notre approche sur le rocher pour y parvenir. Parce que oui, il faut se dépasser, mais à quoi bon le faire, si, en cas d'échec, on doit y rester ou se blesser sérieusement?

Une fois nos lignes fixes installées, nous rappelons pour retourner dormir à Heartledges où un autre magnifique coucher de soleil nous attend.

12. (2e essai) Jeff - 5.11c - 46m - Exposé. Un mouvement très très dur et glissant!
13. Dan - 4th class (vraiment?) - 24m- Mouvement bizarre et précaire pour atteindre le relais.
14. Jeff - 5.11d (dégrimpe 25m) puis 5.9R (43m) - Mental d'acier requis. 1x#6 et #xBigbro#3, sinon Valley Giant? Attention mettre dégaine sur le relais de départ pour protéger le pendule du second (à nettoyer en rappel).

samedi 18 novembre 2017

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 4)

Chapitre 4: Le poids de la réalité

Seul avec mes pensées au milieu de la nuit, j'ai de la difficulté à trouver le sommeil.

L'air sec de Crane Flat me fait saigner du nez sans arrêt. Mon sac de couchage se transforme rapidement en une marre visqueuse et je me retrouve à baigner dans un fleuve rougeâtre.

De son côté, Jeff dort apparemment d'un sommeil d'enfant.

Quelques heures plus tard, nous sommes en route pour El Capitan.

L'un des seuls points positifs de camper à Crane Flat est d'assister au lever du soleil, loin par delà la silhouette majestueuse d'Halfdome, alors que nous suivons la route sinueuse qui descend dans la Vallée. Un ciel toujours azur chaperonne chacun de nos pas. Le soleil illumine l'avenir devant nous, chassant de sa chaleur le gel que l'on aperçoit ici et là. Les sensations reviennent tranquillement dans le bout de mes doigts gelés.

Nous arrivons pour la seconde fois au pied d'El Cap. Les sacs de hissage (haulbags) sont pratiquement prêts, il ne reste que quelques items à placer. Nous emportons avec nous 2 sacs possédant un poids d'environ 130lbs chaque. La majorité du poids provient évidemment des 55 litres d'eau ainsi que du matériel d'escalade que nous emportons dans notre épopée. Nous avons environ 8 jours d'or bleu pour une ratio de 3,5L quotidiennement chacun. Nous avons de la nourriture déshydratée pour probablement 7 ou 8 jours également, peut-être un peu plus si nous nous serrons la ceinture. Une petite quantité de riz, du beurre de peanut et des barres Cliff complètent notre garde-manger. En termes de matériel d'escalade, nous avons notamment 5 cordes, 2 paires de jumars, 2 paires d'étrier, une poulie et un rack triple jusqu'au #3, deux #5, un #5.5, un #6 et un big bro vert (#3), une vingtaine de bicoins (nuts) ainsi qu'une vingtaine de dégaines.

Les sacs de hissages d'environ 130lbs chacun

La marche jusqu'à la paroi est un assez bon échauffement en elle-même bien qu'elle ne totalise une distance que d'un kilomètre environ. Tels des escargots, nous cheminons lentement, courbés sous le poids de nos charges respectives. Garder l'équilibre est un exercice d'abdominaux intéressant; tomber serait catastrophique puisque il est impossible de se relever seul, sans parler du risque de se tordre une cheville dans le processus...

Que dire de ma première expérience de hissage? C'est dur...très dur. Du moins est-ce difficile avec un système 1 pour 1. Pourquoi n'avons-nous pas utilisé un autre système de poulies? Je ne saurais vous dire ne connaissant rien aux subtilités du Bigwall. En fait, je dois avouer que pour ma première journée de corvée, je ne ferai que les 2 derniers hissages (sur 6).

L'objectif de la journée consistait surtout à me permettre de me familiariser avec la technique d'ascension avec les jumars afin de monter sur les cordes fixes. Pas aussi facile que ça en a l'air. Au cours du processus, je constate rapidement que je suis très content d'avoir apporté mes gants d'assurage en ce que mes jointures n'arrêtent pas de cogner contre le rocher. 



À toutes les longueurs, Jeff part en premier, installe le système et fait monter les sacs, 1 pouce à la fois. Le mur est assez lisse, moins que vertical en fait et hormis quelques petits toits, les obstacles ne font pas légion. Le processus est tout de même long. J'estime que les 6 longueurs de hissage nous ont pris 4-5 heures au total.

Arrivés à Heartledges, nous installons notre ligne de vie, laquelle nous permettra de nous déplacer tout en demeurant sécuritairement attachés au mur.

Nous décidons de grimper une longueur avant de terminer cette journée déjà bien remplie en apprentissage et en efforts physiques. Je me lance donc en tête. Une traverse initiale m'amène à un magnifique feuillet arrondi et doux pour la peau. Une deuxième traverse sous un petit toit m'installe devant un premier passage plus corsé où il faut contourner un bout de mur sans prise de mains. Le truc est d'étendre la jambe gauche le plus loin possible puis de tirer avec cette dernière. Un mouvement plutôt inusité qui, bien que pas très difficile, est impressionnant à exécuter à 250m du sol. Arrive ensuite le passage clé, lequel est protégé par une plaquette (merci mon Dieu). Les prises de pieds sont patinées, tellement que l'une d'elles est noircie et vitreuse. Une petite prise inversée permet de rétablir en équilibre sur un bi-doigt pas plus épais qu'une pièce de 10 cents.

Après être tombé 2 ou 3 fois, je décide d'utiliser ma protection pour progresser (Frenchfree). Les passages qui suivent sont magnifiques. Quelques mouvements délicats mènent à une dernière traverse protégée par de vieux pitons qui ont heureusement l'air solides. Les prises sont franches, mais petites. Un petit dièdre ponctue la fin de la longueur. Classique!

Une fois le relais installé, Jeff part en second. Les premiers mètres se passent bien, mais, arrivé au passage clé, il chute à quelques reprises lui aussi. Après avoir travaillé la séquence, il réussit à passer en libre. C'est la première fois que je vois Jeff tomber alors qu'il est en second. Impressionnant, mais c'est ça El Cap. Grimper 5.13, à vue, n'est malheureusement pas une garantie de réussite.

Pendant que Jeff travaille les mouvements je n'arrête pas de penser à Alex Honnold qui est passé là, sans corde, sans protection aucune. La réussite du mouvement clé n'est même pas liée à la force, mais plutôt à la capacité à se tenir en équilibre sur des prises glissantes et patinées. C'est très aléatoire en fait, et le pied pourra toujours, une fois sur 10, glisser. Ça m'apparait juste lunaire de s'aventurer dans ce type de mouvement sans protection...

Bref une grosse journée d'apprentissages qui se termine. Le stress diminue tranquillement, même si mon esprit conserve une certaine anxiété à s'aventurer plus haut sur la paroi. Plus haut nous serons, plus il sera difficile de redescendre...au moins la vue du couché de soleil aide à s'endormir.
Notre chambre d'hôtel, Heartledges

12. Dan - 5.11c 46m - Varié. Exposé. Un mouvement très très dur. Glissant!