samedi 27 janvier 2018

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 9)

Chapitre 9: Le purgatoire intérieur


L'horizon s'ouvre tranquillement sur mes yeux ahuris.


Comme chaque matin, bien au chaud dans mon sac de couchage, je regarde les étoiles s'éteindre derrière le voile de la ionosphère; leur lumière aspirée, diluée, par l'océan bleu haut dans les cieux.

Comme chaque matin, je me sens petit, seul au monde.


Perdu sur notre île de granite avec nulle part où aller, j'ai l'impression que nous sommes des fourmis coincées dans un monde de géants.

Je ressens l'immensité du monde, sa densité et sa diversité. Et je me sens privilégié de découvrir et d'apprivoiser tranquillement cette douleur physique et psychologique qui nous enveloppe. Bien qu'à ce moment précis, ni mes gestes ni mes paroles n'allaient en ce sens (parce que je n'avais pas le recul nécessaire pour apprécier ce que cette expérience m'apportait), je remercie aujourd'hui intérieurement Jeff de m'avoir permis de vivre cette aventure.


De tous les sentiments que l'on peut éprouver, la douleur est le chemin le plus court avec la réalité. Nul sentiment, pas même l'amour, ne peut nous faire sentir aussi vivant. On ne peut apprécier l'amour, et on ne peut surtout pas le vivre, seul. Sans réciprocité, l'amour n'est que le reflet vide de nos désirs.


Une déception et un échec sans lendemain.


La douleur, elle, n'a pas besoin de complice pour nous rappeler que nous existons; qu'à un moment précis, tout ce que nous vivons est bien réel. La douleur est la dîme de la vie. Comme notre ombre, elle nous suit partout; elle exprime la connexité qui existe entre le monde réel et ce qui vit en nous, caché aux yeux de nos semblables. Alors que certains voudraient la supprimer pour vivre dans un monde de ouate, je la perçois comme quelque chose de nécessaire.


La douleur n'est pas le mal. Au contraire, c'est le tunnel qui conduit vers la lumière. C'est le ciseau qui met à jour le meilleur de nous-même. Si on sait comment le manier.


Pour le reste, et pour ce que j'en sais, l'amour et la douleur sont inextricablement liés. Ils cohabitent l'un dans l'autre. L'amour est teintée de douleur et on apprend facilement à aimer la douleur. Le dicton qui dit que l'on châtie ceux que l'on aime, ben il fonctionne dans les deux sens. Sans la douleur, l'amour ne serait probablement qu'un signal électrique sans intensité, sans goût.


En ce qui concerne ce moment précis où je me trouvais ce matin-là, isolé de toute chaleur humaine (non Jeff et moi ne couchons pas encore ensemble malgré les fortes rumeurs), l'angoisse continue de s'accumuler dans mon coeur.

Plutôt, l'angoisse devient urgence.

Quelque chose ne va pas.

Ce n'est pas l'escalade, ce n'est pas l'exposition de la paroi, ce ne sont pas les odeurs de Jeff (qui ne me dérangent même plus).

Il me manque quelque chose. Je ne suis pas le guerrier que je devrais être. Et toutes ces questions qui me tournent dans la tête.

Ai-je bien fait de venir ici? Devrais-je être ailleurs?

Qu'est-ce que ce projet représente pour moi en fait? Qu'est-ce que je gagne en y suant autant ma vie?

C'est peut-être un chemin de croix que je gravis une prise à la fois? Ou c'est peut-être une remise en perspective, un tableau que je me dessine pour me rappeler, encore une fois, qui je suis vraiment et ce dont j'ai besoin dans ma vie pour être heureux? Ou de qui j'ai besoin dans ma vie pour l'être?

Évidemment, je n'ai pas réponse à ces questions, pas encore du moins.

Ne reste donc qu'à grimper, parce que de toute façon notre descente passe maintenant par le sommet d'El Capitan. Pas question de redescendre par en bas!

Avec ces questions en tête, la journée débute et elle s'annonce très difficile.

Nous avons prévu revenir dormir sur El Cap Spire ce soir, de sorte que nous grimpons légers. L'intention est de fixer les cordes pour atteindre minimalement The Block, notre prochain hôtel cinq étoiles.

Non seulement faut-il grimper six longueurs, mais l'une d'elles constitue le crux de la voie. Il s'agit du Boulder problem, aussi appelé le Huber Pitch. L'appréhension est élevée.

La longueur d'introduction est aussi difficile qu'elle est esthétique. Une fissure parfaite d'une largeur variant entre 0,5 et 1,5 pouces. Je me fais botter solide. Complètement flash pompé après les tous premiers mètres. Après un court repos je repars, mais toujours je dois m'asseoir dans mon harnais. Débité, je tente de trouver en moi l'inspiration qui me fera entrer dans la "zone". À la mi-longueur, la fissure se referme davantage et la ligne de plus faible résistance passe par une traverse vers la droite, très mentale. Je m'y engage, puis je me rends compte que je ne pourrai pas mettre de protection avant d'avoir franchi quelques mètres supplémentaires. Complètement imbibés d'acide lactique, mes avant-bras crient à l'aide. Après un bon combat physique et mental, j'atteins un endroit où je peux me reposer complètement. La suite est une cheminée très amusante à grimper.

Jeff me rejoint et enchaine la longueur suivante: un chouette dièdre vertical pas tellement difficile.

De ce relais, il est facile de se perdre si on ne fait pas attention. Plusieurs lignes évidentes nous entourent. Le piège est qu'elles sont toutes difficiles. La vraie ligne de faiblesse passe par une longueur étrange. D'abord, elle est invisible, cachée derrière un pan de mur situé sur notre gauche. Deuxièmement, elle est légèrement végétale et, finalement, sa section finale, constituée d'une traverse d'une dizaine de mètres, est extrêmement exposée. Jeff navigue dans cet environnement comme un poisson dans l'eau. Rapidement je me retrouve au bout de la ligne. Arrivé à la traverse, ce n'est pas aussi facile que ça semblait d'en bas. La traverse est particulièrement pimentée sur de drôles de prises, tantôt rondes, tantôt minuscules.

La traverse 11c

Nous nous trouvons donc en dessous du crux. Jeff évidemment se porte volontaire pour solutionner le passage. Cinq dégaines sont suffisantes pour protéger cette longueur. Jeff ne s'est probablement jamais senti autant léger depuis le début de cette aventure. 1-2-3, il s'élance. Dès les premiers mouvements, ça commence sur les chapeaux de roues. Un mouvement précaire par-ci, un croisé en puissance par-là. Il n'y a pas deux dégaines de passées que Jeff chute. Bon...c'est dur. Jeff réessaye ce passage; il arrive à dépasser une autre dégaine pour arriver sur une prise cylindrique très abrasive, mais tombe tout de suite après. Ok, wow c'est vraiment toff. 

Pendant que Jeff tente de trouver une solution, je n'arrête pas de repenser à Alex qui est passé sans corde. Ça semble juste impossible à concevoir.

Après quelques essais, Jeff décide de faire quelques pas d'artif pour que nous puissions continuer de progresser. Nous reviendrons à cette longueur de toute façon.

La longueur suivante est pour moi. Elle porte le nom de The Sewer. Inspirant.

Par contre, comme la Californie vit présentement l'une de ses pires périodes de sécheresse, la longueur est complètement sèche. Dans ces conditions, la longueur est particulièrement exquise. De la compression gainée, des appuis d'épaule et de dos, j'adore tout simplement chaque moment. 


Jeff me rejoint au relais suspendu dans le toit.

Après The Sewer. L'un des rares relais suspendu de Freerider

Suit ensuite une fissure encastrée dans un dièdre, magnifique aussi. Le dernier mouvement est particulièrement surprenant, mais comique. Voyez le vidéo:

https://vimeo.com/253034473


Nous sommes maintenant à The Block. Jeff décide de faire la longueur suivante avant de terminer la journée. Je décide de me garder des forces et de la faire le lendemain. Nous rappelons ensuite les six longueurs que nous avons grimpées jusqu'à El Cap Spire. Grosse journée. Le corps commence à montrer des signes de fatigue.


Même si Jeff n'a pas réussi la longueur 13a, nous sommes contents et confiants. Demain sera une belle journée. 

21. Dan - 5.11c - 40m - Fingerlocks, thinhand. Très dur réchaud. Très beau.
22. Jeff - 5.10d - 26m - Dulfer vertical. Beau.
23. Jeff - 5.11c - 26m - Prendre le dièdre non visible 5m à gauche du relais. Bizarre, végétal par endroit. Apportez vos couilles d'acier pour combattre l'exposition de la traverse.
24. Jeff - 5.13a - 20m - Technique, puissant. Prises très coupantes et abrasives. Réussite sensible aux conditions de peau et d'adhérence. À NE PAS grimper au soleil!
25. Dan - 5.10c - 43m - Très beau, mais souvent mouillé. Faire un relais au bout du toit, sinon drag!
26. Jeff - 5.10a - 15m - Magnifique longueur avec une finale crève-coeur.
27. Jeff - 5.11a - 49m - Traverser à gauche très tôt. Prises lousses. Extrêmement exposé. Un mouvement dur.

lundi 8 janvier 2018

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 8)

Chapitre 8: Le Texas

29 septembre. Cinquième journée sur le mur.


Autre journée d'une pureté bleue azur.

Il fait encore évidemment très chaud et un doute s'installe insidieusement dans ma tête. Avons-nous apporté suffisamment de flotte pour passer au travers de cette aventure? Jusqu'à maintenant nous suivons scrupuleusement les rations que nous avions initialement prévues, mais l'envie de boire de l'eau me suit maintenant partout. Même le jus de canne de thon ne me sustente plus. Je me sens "sec" comme un bacon sur du bitume chaud et la couleur de mon urine, quand j'en ai, est plus proche de brun que de jaune. Si je me déshydrate davantage, ça se pourrait que ça sorte en poudre. Jeff, lui, passe son temps à pisser. Je n'arrive pas à savoir où il prend toute cette eau...c'est louche.

Après un copieux déjeuner de gruau aux canneberges et bananes séchées (avec un ajout de lait en poudre pour plus de protéines), nous commençons à hisser nos bagages vers d'autres cieux. Adieu Hollow Flake Ledges!

Comme le profil de la paroi est maintenant rectiligne et pratiquement vertical, combiné au fait que nous avons passé 2 nuits au moment endroit, le hissage s'avère beaucoup plus aisé que lors de notre dernière journée de travaux forcés. Le poids des sacs semble avoir substantiellement diminué, ce qui est une bonne nouvelle pour le facteur plaisir.

Jeff en train de se hisser sur les cordes. La vue est pas trop mal!

Nous passons tout l'avant-midi à hisser les longueurs 15 à 19. Au passage j'apprends à me familiariser avec la magnifique technique d'ascension sur corde dite du "Texas". En bref, il s'agit d'une technique où les 2 étriers sont fixés au même jumar de sorte qu'on fait des bonds de grenouille pour monter. Cette technique est efficace lorsqu'il n'est pas possible d'appuyer ses pieds sur la paroi pour s'aider à progresser et garder son équilibre. Allez savoir pourquoi ça s'appelle "Texas". Jeff n'a pas pu me fournir de réponse, l'Internet non plus et la bible des collines (Freedom of the hills) non plus. Comme un vidéo vaut mille mots, je vous laisse apprécier ma première expérience de Texas:



Rendu au-dessus du Monster, Jeff me dit qu'il va redonner un essai en moulinette. Bon! Là je le reconnais! Comme Jeff s'est magané le dos pas mal la veille en grimpant le Monster, on doit lui appliquer une bonne couche de tape pour protéger sa peau. Admirez mon travail. Ma physio, Laurence, serait fière de moi! Un vrai pro!


Jeff redescend donc la longueur en rappel en fixant quelques points de protection. Cette fois, il fait bon usage de la technique et il complète la longueur en un peu plus de 30 minutes!! Un vrai record.

Pendant que Jeff se remet physiquement, je me prépare à grimper la prochaine longueur.

La première section comporte un passage hors-largeur au tout début, mais n'est pas très longue. Avec un bon #6 solidement placé, je n'ai aucune difficulté à passer à l'aide d'un "stack" de poings (coincements à 2 poings collés l'un sur l'autre).

Pitch #20, juste avant un court passage offwidth

Arrive ensuite un passage des plus excellents, probablement l'un des plus beau que nous ayons fait jusqu'à maintenant. L'escalade se fait entre la paroi principale et une structure très célèbre appelée El Cap Spire.

El Cap Spire vu d'au-dessus avec tout notre grément.

Il s'agit en fait d'une immense tour de granite complètement détachée du mur de 1,5m environ. L'espace entre la tour et le mur prend l'allure d'un immense tunnel caverneux de 25m de haut. Le soleil ne peut y pénétrer et l'air y est particulièrement frais en cette chaude journée. Le contraste est particulièrement remarqué par mes tétines. C'est peut-être juste de l'excitation aussi.

L'escalade suit une très esthétique fissure, bien que plus soutenue que la cote qui lui est attribuée dans le topo. N'empêche, j'ai vraiment beaucoup de plaisir à y insérer mes membres (et non mon membre). Et que dire de la sortie qui comporte un mouvement assez engagé pour atteindre la tour!! C'est qu'elle est assez éloignée! En tête, je n'ai pas eu le courage de faire un dyno comme Jeff (un dyno est une impulsion pour sauter de prises en prises). C'était probablement moins spectaculaire, mais plus adapté à ma situation.

Jeff juste avant le mouvement pour rejoindre El Cap Spire. Oui j'ai le brin de corde dans la main, on voit l'ombre!

Nous sommes sur El Cap Spire, le plus bel endroit pour faire du camping au monde!


Ça vaut bien une bière!!

2 gars très heureux

Alors que nous nous préparons à nous coucher, 2 français arrivent. Devinez quoi, ils grimpent en Frenchfree! Selon Jeff, la définition exacte de ce terme (blague d'escalade). Leur objectif est de grimper le mur en 2 jours (ils ont peu de temps dans leur horaire). Quand même impressionnant considérant qu'il n'y a qu'un seul des deux qui grimpe en tête.

19.(2e essai) Jeff - 5.11a - 50m - Monster Offwitdh.
20. Dan - 5.10a - 35m -Varié, très très beau. Spectaculaire même.