samedi 24 février 2018

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 12)

Chapitre 12: Le début de la fin

9e journée consécutive sur le mur.

Ça sent le sommet. À plein nez même.

J'ai comme des frissons, j'ai constamment envie de pisser, j'ai la bougeotte.

On sort d'icite!!

Non pas que l'expérience est plate, ou que je suis tanné de grimper ce magnifique granite, mais avez-vous déjà porté le même linge pendant neuf jours consécutifs? L'avez-vous déjà essayé en camping, alors que vous vous démenez toute la journée en suant à grosses gouttes et qu'il ne vous est pas possible de vous tremper dans un lac? Mes pantalons sont tellement raides que j'ai de la difficulté à plier les genoux. Au moins je n'ai pas peur de les perdre en bas de la falaise...

Oui nous avons été assez intelligents pour changer de sous-vêtements. Oui nous avons des lingettes de bébé. Question d'ajouter à l'illusion de la propreté...

Sans compter que j'ai vraiment, mais vraiment envie de manger des chips, du fromage, une poutine...mon Dieu, je vendrais l'âme à Jeff pour en avoir, là, tout de suite.

Manger n'importe quoi sauf du gruau, des fruits séchés ou du beurre d'arachide naturel qui m'assèche la yeule. Du bacon par exemple. Humm du bacon (imaginez-moi en train de saliver la langue sortie...)

J'ai l'impression que nous nous réveillons un peu plus tard qu'à l'habitude.

En fait, je n'ai pas d'idée de l'heure qu'il est puisque des nuages empêchent le soleil d'arriver jusqu'à mes paupières. Je perds donc mes repères.

Nous prenons plus de temps pour nous préparer qu'à l'habitude, ou peut-être est-ce dans ma tête que tout se passe au ralenti?


Autre vue sur Roundtable

Le vent est particulièrement fort ce matin.

Après avoir rangé toutes nos possessions dans les sacs, qui commencent à être très légers étant donné qu'il ne nous reste plus que quelques litres d'eau et des grenailles de nourriture, je me hisse sur la corde fixe installée la veille.

Je m'attends presqu'à retrouver les polonais, attachés au relais, morts de froid.

Ils n'y sont pas.

Un vent très intense sévit au relais semi-suspendu. Ce n'est pas très confortable. Je commence tout de même à hisser les sacs; je veux vraiment en finir, sortir de la face. Je suis las d'être exposé aux éléments, attaché à mon minuscule brin de vie.


Même s'ils ne sont plus très lourds, et qu'il est possible de hisser les deux sacs en même temps, l'opération tire tout de même du jus. L'avantage est que l'effort ragaillardi mon corps.


Jeff se lance dans la longueur 11d de la veille en moulinette. Il progresse assez rapidement dans la section initiale, mais son allure diminue alors qu'il atteint la section "poing". Après avoir profité du repos dans la cheminée, je le vois tourner le coin pour arriver à la section dulfer. Il semble assez étonné de la difficulté. De fait, il textera à son amour le soir même le message suivant:




J'ai vraiment très froid à ne pas bouger et assurer. J'attrape la doudoune de Jeff qui se trouve à être plus proche que la mienne dans les sacs, mais cela ne semble pas produire d'effets tangibles. Jeff repart en tête dans la longueur suivante, aussi 11d. Après une courte séquence bien à doigts, la fissure élargie et devient hors-largeur. C'est le Scotty-Burke Offwidth, le dernier vrai obstacle qui nous bloque le chemin du sommet.

Jeff se bataille donc avec "Scotty-Burke" pendant un bon bout de temps (1h30-2h00?). J'ai si froid que j'ai l'impression que le temps est arrêté. Mes dents claquent ensemble incontrôlablement. J'essaye de me frictionner, de danser sur place, de chanter dans ma tête, mais rien n'y fait. Je grelotte sans arrêt. Jeff avance à pas de tortue et je ne peux même pas le voir ni l'entendre. Ça doit être dur que je me dis.

Le soleil prend son temps pour arriver jusqu'à nous. Notre orientation sur la face est maintenant plein Ouest, mais les rayons ne sont plus loin, à quelques mètres seulement de moi. En m'étirant j'essaye de les toucher. Leur chaleur me ferait tellement de bien.

Can't reach

À un certain moment, je suis surpris de constater que Jeff tente de faire monter les sacs, mais je suis en partie assis dessus. En catastrophe, j'essaye de les décrocher, mais Jeff est trop rapide. Les sangles qui les retenaient se tendent au maximum.

Fuck

JJJJJJEEEEEEEEFFFFF!

Merde, le vent est trop fort, nous ne pouvons plus communiquer ensemble.


Évidemment, il ne peut les monter davantage. Il doit se demander pourquoi il n'arrive plus à tirer.


Après beaucoup d'efforts, je réussis à décrocher les sacs qui partent à voler dans le ciel.

À ce stade, je suis trop gelé pour grimper. Je fixe les poignées d'ascension et je me mets à me hisser.

Arrivé au offwidth, je constate que le camalot #5 est solidement coincé. Le déprendre consomme une  autre demie heure. En analysant la longueur, je me demande vraiment comment le jeune polonais a réussi à survivre en n'ayant même pas de #5, sa seule protection sur une vingtaine de mètres étant deux plaquettes. Peut-être que d'affronter le tout à la frontale l'empêchait de prendre conscience de la réalité?

Bref je finis par arriver au relais. Je suis vraiment déçu et débité. Il est plus de quatorze heures trente et je suis à me dire que nous allons encore passer une nuit sur le mur. Il ne reste pourtant que trois longueurs, mais la lenteur avec laquelle nous avons gravit la dernière ne laisse présager rien de bon.

Comme je suis toujours gelé, Jeff repars. Il complète la longueur assez rapidement.

Je seconde sans trop de problème pour arriver au dernier, mais vraiment dernier obstacle. Le relais  sur protections naturelles est encastré dans une caverne. Pour en sortir il faut passer un toit bizarre et rétablir dans une cheminée (encore).

Jeff hésite sur la séquence dans le toit. Ses pieds décrochent, mais il tient bon. Il disparait de ma vue dans la cheminée.

Il monte ensuite les sacs et je m'élance.

Le mouvement du toit est vraiment bizarre, mais je réussis à l'enchainer tout de même. La cheminée est pire encore. Jeff a protégé très haut à bout de bras et aller chercher la protection m'oblige ensuite à dégrimper dans la cheminée pour pouvoir en sortir. Je pense que je suis vraiment tanné. Tout obstacle m'apparait comme une épreuve insurmontable. J'ai une mauvaise attitude.

La dernière longueur est 5.6. Une vraie blague considérant ce que nous avons déjà gravi.

Nous convenons qu'arrivé en haut Jeff fixera une 2e corde que je grimperai en m'assurant au jumar pendant que Jeff se concentrerait à hisser les sacs. Alors que j'arrive pratiquement au sommet, je me rends compte que les sacs sont coincés dans un petit toit, loin à ma gauche.

Cali@#% d'os?#!

Je dois donc bifurquer de ma route pour aller les déprendre.


Fioup!

Les sacs disparaissent au sommet.

Je monte les dernier mètres en rangeant la corde au fur et à mesure que je monte en me servant uniquement de mes pieds.

Après tous ces efforts, nous sommes enfin au sommet.

Je vous laisse savourer les derniers moments que Jeff a captés à la caméra:  




Nous prenons le temps pour quelques photos et, évidemment boire les deux dernières bières qui nous restent.

Le soleil brille de nouveau


Manquerait ben juste une poutine pour être au paradis


Quelques blessures de guerre


Mais non ce n'est pas la fin du récit.

Parce que tout sommet nécessite de redescendre...

Nous nous mettons donc en chemin après avoir réparti le matériel dans les sacs. Ils pèsent tout de même plus de 70lbs chacun...

Nous ne faisons pas beaucoup de chemin avant que la lumière ne soit trop basse pour continuer.

Nous dormons donc au sommet d'El Cap, dans un camp improvisé. Une autre dure nuit s'annonce.


Notre camp pour la nuit

31. Jeff - 5.11d - 40m - Thinhand, ensuite cuphand ou poings fuyants, dulfer. Magnifique.
32. Jeff - 5.11d - 50 à 60m - Fingers, ensuite offwidth.
33. Jeff - 5.10d - 30m - Varié. Beau.
34. Jeff - 5.11a - 22m - Mouvement difficile et bloc dans le toit. Ensuite cheminée (encore).
35. Jeff - 5.6 - 23m - Facile :D

mercredi 14 février 2018

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 11)

Chapitre 11: A la muerte

Dure nuit. Difficile de dire si le sommeil m'a trouvé ou non.

Coincé dans mon harnais, un tas de fourmis dans les jambes (et plusieurs collées dans le visage), je ne peux m'empêcher de remarquer que Jeff dort encore comme un bébé.


C'est pas un filet de bave que je vois luire dans la pénombre?

Après notre rituel matinal, nous rappelons ensuite les cordes fixes jusqu'au départ du Boulder pitch.

La pression est palpable. Aujourd'hui, ça passe ou ça casse.

Il fait frais, le soleil n'étant pas encore rendu de notre côté du Nose. Les dégaines sont déjà en place, il ne reste qu'à enchainer. Nous ne parlons pas. Jeff travaille la séquence dans sa tête.

Il attrape les prises de départ, puis se ravise.

"Merci Dan de prendre le temps de redescendre ici pour me supporter"

Je ne sais quoi répondre. Ces mots me touchent.

"C'est rien. C'est pour ça que je suis venu ici."

Il part.

Les deux premiers essais ne sont pas convaincants; la séquence ne semble pas optimale. Les mouvements ne coulent pas; ils sont robotiques. Le corps a besoin d'un peu plus de temps pour s'adapter et s'échauffer.

Yeah right, se réchauffer dans une 13a de 5 dégaines.

Malheureusement, les doigts de Jeff commencent déjà à montrer des signes de blessure.

Le troisième essai est toutefois beaucoup plus fluide.

Une dégaine, puis deux.


Le premier gros crux est enchainé. Jeff clippe la troisième dégaine. Il se tient sur des pieds minuscules, puis soudainement l'un d'eux glisse et la gravité s'occupe du reste.

Je le redescend au relais, on tire la corde.


"Dernier essai, après mes doigts seront finis", lâche-t-il en regardant ses grosses saucisses sur lesquelles se voient déjà de nombreuses estafilades.

Après une quinzaine de minutes de repos, Jeff repart. La séquence initiale se passe à merveille, il n'a pas l'air de forcer. Je suis chacun de ses mouvements avec attention. Je voudrais tellement qu'il réussisse.

Le clip suivant est fait en parfait contrôle.

Il doit maintenant faire un mouvement étrange, légèrement dégrimpant, repositionner ses pieds puis aller chercher une prise assez loin sur la gauche. L'exécution est parfaite. Il ne lui reste qu'à repositionner de nouveau ses pieds en allant donner un coup de pieds au mur pour éviter un pivotement du corps qui rend la prise main gauche intenable. La coordination entre le pied gauche (pousser) et la main gauche (tirer) doit être parfaite. Tout cela se passe en une fraction de seconde.

Jeff s'exécute, mais malheureusement le mouvement n'est pas parfait. Il tombe au dernier mouvement difficile. Tout s'est joué si vite. Si près du but.


Cette fois, c'est la fin. Misère.


Nous remontons piteusement les cordes jusqu'au Block. Alors que nous préparons notre diner, un couple de polonais arrivent de nulle part en rappel. Ils doivent avoir 16 ou 17 ans. Dans un anglais cassé, ils nous disent vouloir aller travailler le Boulder pitch. Ils nous demandent comment c'est? On leur répond que c'est assez dur. Ils répondent que ça va aller, ils s'échauffent régulièrement dans ce niveau de difficulté d'où ils viennent. Comme ils n'ont rien apporté avec eux, ils doivent regagner le sommet le soir même pour aller y dormir. Nous les trouvons ambitieux, mais comme nous avons d'autres chats à fouetter, nous leur souhaitons bonne chance et nos routes se séparent.


Mon activité favorite: boire le jus de canne de thon

Nous hissons les sacs jusqu'en haut de la longueur #28. Jeff enchaine ensuite cette longueur en moulinette. J'échoue légèrement plus haut que la veille.

Le moral est assurément au plus bas; l'accumulation soudaine d'échecs récents se fait sentir.


Je commence à ressentir le besoin de sortir de la face.

La longueur suivante a l'air beaucoup plus difficile. Comme d'habitude, Jeff se lance. Le départ est soutenu. La fissure est évasée et protéger demande beaucoup de jus de bras. D'en bas, les placements de protection semblent précaires.

Clairement Jeff n'est pas à son meilleur, je l'ai déjà vu plus solide. Le moral ne semble plus y être. C'est sur que de laisser une longueur derrière nous y est pour quelque chose. Ce projet comptait beaucoup pour lui. À la moitié de la longueur, il décide de grimper en artif jusqu'au relais. Nous n'avons ni le moral ni le temps de travailler sur l'enchainement de cette longueur, ça sera pour un prochain voyage.

J'y vais en moulinette et je trouve cela très difficile. Du dulfer très très intense, parsemé de quelques coincements précaires. Je prends 3 ou 4 repos suspendu dans la corde. Nous sommes pétés, ça ne fonctionne pas, c'est pathétique, mais on en rit.


 Sick!

Nous sommes maintenant en dessous des toits du Salathé, sur un relais suspendu. Plutôt que de les affronter, notre itinéraire bifurque vers la gauche dans une traverse extrêmement exposée. Cette variante, Freerider, découverte, puis enchainée par les frères Huber, suit des prises de mains qui se trouvent au-dessus d'un petit toit d'un ou deux pieds de large. La traverse elle-même fait vingt ou vingt-cinq mètres de long. 800m de vide sous les pieds. C'est hal-lu-ci-nant! J'ai les jambes molles juste à y repenser.


Traverse 12a/b avec 800m d'air sous le varapes

Jeff tombe dans les tous premiers mètres. On rit encore de notre situation. Il repart, tourne un coin et disparait de mon champ de vision.

Au bout d'un temps, j'entends des coups de sifflets. Je comprends qu'il est sécuritairement attaché au relais. D'où je me trouve, je dois rappeler au relais précédant, où nos sacs attendent. Une fois descendu, j'aperçois les polonais qui travaillent la longueur 12b. Ça semble pénible. 

Je détache les sacs, Jeff les fait monter. Comme nous n'arrivons plus à communiquer, je n'ai pas envie d'essayer la longueur #30. Pour économiser énergie et temps, je me laisse tout simplement balancer dans le vide. Combiné avec un rappel, c'est tout de même un pendule excitant. Je sors les poignées d'ascension et je rejoins Jeff. Il veut réessayer la longueur en second. Il inverse donc ma manoeuvre.

Il retombe au tout début, mais réussi à enchainer tout le reste.


L'arrivée de la traverse


Pendant que Jeff refait la longueur je n'arrête pas de penser à Stéphane Perron qui avait chuté à la toute fin (environ où Jeff se trouve sur la photo ci-dessus) en se trompant de beta alors qu'il était "à vue". Comme il faisait la voie en solo encordé, il a dû backcleaner la longueur au complet, la ré-enchainer puis la nettoyer une 2e fois. Ça a tellement dû le faire Chi@$@%.


Nous sommes maintenant à Roundtable, un bivouac marginal et exposé (une chance que nous avions réservé à l'avance notre nuit! :p). Très très romantique et intime comme lit nuptial.


Jeff est en train de perdre la boule


Jeff propose d'enchainer la longueur suivante pour se donner une marge de manoeuvre pour le lendemain. J'hésite. Il se fait tard; nous sommes crevés, fourbus, matraqués.

Je me sens un peu comme un bagage depuis le début de cette aventure, particulièrement en cette journée ou rien ne fonctionne.

Et soudainement, clac! Une cassure. Quelque chose se casse en moi. Je dois me débarrasser de ce poids qui me retient, qui m'empêche d'être à la hauteur de mon plein potentiel.

Fuck it tu te la fais celle-là!

Hors de toute vraisemblance, je me propose donc d'y aller en tête.


Dan "On décrisse d'icitte" Morin en mission


Les huit premiers mètres sont légèrement déversants. Grosseur #1BD. Je suis dans les câbles dès le début. Mais quelque chose est différent. Je suis là, dans la danse, pleinement conscient. Je brûle d'un feu qui me consume de l'intérieur. Main gauche, main droite, monte les pieds, répète. À un certain point, le dévers recède et la fissure devient "cuphand" (pour la grosseur de ma main). Il s'agit d'un coincement de main très étrange et instable. Ça devient rapidement une bataille à mort. C'est physique, brutal, exactement mon style de tapoche!

Plusieurs fois l'idée de tout lâcher se fraye un chemin vers mon esprit, mais je sais que ma dernière protection est plutôt loin...je n'ai pas envie de tenter la chute. Pratiquement à bout de forces, je gagne une alcove où je peux me refaire une santé substantielle. La suite s'annonce étrange. Le dos appuyé contre un mur, les jambes appuyées sur l'autre Je me trouve sous une cheminée qui se referme quelques mètres au-dessus de ma tête; en dessous, le vide total. Pour solutionner la longueur, il me faut traverser horizontalement, dans la cheminée, pour rejoindre un pan de mur qu'il m'est impossible de voir.

J'ai vraiment peur. Elvis s'invite dans mes jambes. Mes genoux claquent ensemble.


Un respire. Deux respires.


Tout est blanc.


Je me lance.

J'avance dans la cheminée. Arrivé au bout, je dois en sortir, puis faire du dulfer sur 5m jusqu'au relais. Je suis gorgé d'acide, mes mains sont sur le point d'ouvrir.

Alors que je n'y croyais plus, après une bataille d'un peu plus d'une heure, je réussis de peine et de misère à passer la corde dans les ancrages. Ça y est!


La journée se termine sur une note positive après tout. Je suis vraiment content!


Assurément ma meilleure longueur "à vue" sur protection naturelles que j'ai réussie dans ma vie, mais le prix à payer est lourd. Mes mains sont détruites, ensanglantées dû au fait que je n'avais pas mis de gants de tape pour les protéger. Je peine à les ouvrir ou les fermer.


Ma main 3 jours après mon combat

Au-delà de la difficulté de la longueur, ce que j'en retiens est l'attitude, la résilience qu'il m'a été nécessaire de recruter pour y parvenir. Comme quoi, quand on veut vraiment quelque chose, on peut l'accomplir! Et je repense à ce que Dean Fidelman a écrit dans la notice nécrologique de Jim Bridwell hier:

"I was getting frustrated and Jim called me down and said, "You know, Dean, the thing with life and friends, is it's all about the person. I don't care how hard someone climbs. I care about how they are as a person."

Voilà!! Ce n'est pas tant ce que tu accomplis, sur le mur ou dans la vie; c'est comment tu profites de la vie et surtout, avec qui tu le fais. Contrairement à ce que plusieurs croient ou s'imaginent, Jeff et moi pensons de cette façon. Pourquoi grimperait-il avec moi sinon? Certainement pas pour mon talent marginal en escalade...

Ceux avec qui je partage mes cordées sont des gens dévoués en qui j'ai une confiance absolue, qui sont animés de valeurs fortes, imbibées de fraternité, de respect et de loyauté. Parce que la beauté de l'escalade repose d'abord et avant tout sur l'expérience. Celle que l'on partage nécessairement avec au moins une personne. Et je préfère rester chez moi que de remettre ma vie entre les mains de gens qui n'ont de yeux que pour mes prouesses et qui n'ont pas de place pour la personne que je suis dans leur coeur.


Comme le soleil descend rapidement à l'horizon, Jeff décide, avec raison, de remettre son ascension de cette longueur au lendemain. Je rappelle donc après avoir fixé la corde.


Quelle journée intense. Impossible de célébrer pour autant...ce n'est pas le sommet encore. Il reste quatre ou cinq longueurs encore. Nous soupons en silence, chacun perdu dans nos pensées. À un moment, les jeunes polonais arrivent à la frontale. Ils ont l'air pas mal ébranlés. Leur rack est ridiculement petit et ils doivent surmonter les 4-5 dernières longueurs...Nous leur prêtons nos jumars pour qu'ils puissent au moins tricher la première longueur et gagner du temps. Alors que nous nous couchons, nous les entendons pendant plusieurs heures se crier après dans le noir dans un langage que nous ne comprenons pas, mais duquel nous décelons les émotions. Il semble que leur aventure ne soit pas la meilleure de leur vie et qu'ils ont peur...nous ne pouvons évidemment rien faire pour les aider.

Hey la jeunesse innocente... :)

Parfois il faut apprendre à la dure.

De notre côté, on dort collé collé, mais inversés, les pieds de l'un dans le visage de l'autre. Grâce à l'ingéniosité de Jeff, nous nous sommes fabriqués une rambarde de fortune qui nous empêche de tomber dans le vide.

Bivouac exposé. Déconseillé à ceux qui grouillent la nuit

24. (3e essai) Jeff - 5.13a - 20m - Technique, puissant. Prises très coupantes et abrasives. Réussite sensible aux conditions de peau et d'adhérence. À NE PAS grimper au soleil!
28. (2e essai - réussi) Jeff - 5.12b - 30m - Magnifique fissure. Attention à la piqûre d'acide lactique à la fin
29. Jeff (artif) 5.12c? - 25m - Dulfer, fissure fuyante. Dur dur. Ouch. Regardez Honnold se reposer dans son clip de 20sec sur Internet. C'est infaisable :p
30. Jeff (2 essais) 5.12a/b - 25m - Traverse extrêmement exposée. Mouvements difficiles au départ et à la fin.
31. Dan - 5.11d - 40m - Thinhand, ensuite cuphand ou poings fuyants, dulfer. Magnifique.

mardi 6 février 2018

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 10)

Chapitre 10: L'inhabituel habituel

Je ne sais plus quelle journée nous sommes. Lundi? Samedi? Même la date est floue. À quoi bon le savoir de toute façon? Nous montons par en haut et c'est tout ce qui importe, pour le moment du moins.

Depuis notre arrivée à El Cap Spire, la canicule s'est résorbée et la question du manque d'eau semble déjà derrière nous. Ça ne m'empêche pas de boire le jus des cannes de thon avec autant d'avidité!

Mais ça m'a subitement pris ce matin: je suis tanné de porter continuellement mon harnais, d'avoir à réajuster mes boucles de jambes, matins et soirs, de sentir que je suis devenu si intime avec que je ne le sens presque plus et que j'ai des moments de panique où je dois le toucher pour m'assurer qu'il est toujours là. Paranoïa quand tu nous tiens. À force de me tortiller dedans et de m'appuyer dessus, des marques cisaillent maintenant mes hanches, c'est d'un chic! Le problème est qu'elles s'en viennent profondes et désagréables au quotidien. On me demande parfois quel harnais j'utilisais? Un Hirundos de Petzl. Ultra-léger, ultra-inconfortable! Aucun coussin de renfort. Paraît qu'il faut souffrir dans la vie. 

N'apportez pas ce genre de harnais pour un big wall (le conseil est gratuit).

Jeff, ne se plaint toujours pas.

Notre routine de couple, elle, s'installe tranquillement. Les tâches quotidiennes sont départagées depuis longtemps: je cuisine la bouffe, lui s'occupe de la vaisselle. Je chigne comme une petite fille et lui philosophe sur les bénéfices de la douleur sur la réalisation et le dépassement de soi, sur l'avantage de jeûner et de devenir plus forts en étant plus légers au fur et à mesure que nous devenons affamés, etc. Comment voir tout d'un oeil positif...Bref, nous nous occupons en débattant sur des questions inutiles et sans réponse.

Dans les faits, nos échanges sont plutôt brefs, mais concis et ils portent invariablement sur les mêmes sujets : le plan de la journée, la stratégie à venir, les petits bobos, le mental, l'eau, la nourriture, nos amours, les enfants de Jeff, le Boulder pitch, le sommet, les chips qui sont restées dans le casier anti-ours, en bas de la paroi (misère j'en rêve la nuit), etc. Nos besoins sont tellement élémentaires et notre connexité si affûtée qu'il n'est pas vraiment nécessaire de se parler pour se comprendre.

Les manipulations de cordes et de matériel s'en viennent si instinctives que j'en ai peur. Je dois me forcer pour réévaluer chaque situation pour m'assurer doublement que je ne commets pas d'erreur impardonnable.

Étonnement, nous n'avons rien échappé en bas jusqu'ici. Ça me paraît lunaire.

Les notes de Jeff m'apprennent qu'il aurait hissé les sacs toute la journée. Peut-être que j'étais vraiment cuit, je ne me souviens vraiment pas de cette journée...à mon avis j'ai au moins hissé la première longueur à défaut de quoi je m'en souviendrais si j'avais été le dernier à quitter El Cap Spire...Je ne peux quand même pas avoir oublié m'être lancé dans le vide pour traverser les 2 mètres d'espace me séparant du mur sur la corde fixe!

Au Boulder pitch, nous nous arrêtons pour que Jeff travaille la longueur avec l'intention de poursuivre notre chemin si jamais il n'y a pas de progrès. À force de résilience, Jeff trouve une séquence permettant de faire tous les mouvements, dont les deux mouvements très difficiles consistant à faire une croix de fer à pleine extension sur des pieds très mauvais. Il recommence la séquence 4 fois pour être certain que son corps l'imbibe. Sa peau commence à être ravagée par l'abrasion des prises coupantes et il doit mettre du tape sur certaines extrémités. Le nombre d'essais qu'il peut faire sur ce bloc est compté.

Peu après, nous nous hissons jusqu'à The Block. Jeff monte sur la corde fixée la veille et j'enchaîne la longueur #27. Honnêtement, je ne pense pas que je l'aurais faite en tête celle-là. Quelques prises louches, de petits feuillets derrière lesquels il faut placer les protections, un crux très étrange forçant une porte de grange, le tout sur une trame très très aérienne, pimentent cette longueur. En fait, tout est exposé maintenant. Nous ne sommes plus cachés dans le long système de fissures encavés dans le flanc d'El Capitan. Au-dessus de nous les toits du Salathé nous guettent. Ils sont très impressionnants.

Longueur #27, très exposée

Jeff s'élance dans la longueur #28 (12b), absolument saisissante. Une magnifique fissure percée à même un rocher blanc immaculé ponctué de rayures dorées, le tout encastré dans un petit dièdre très fermé dont les parois sont lisses comme de la peau de bébé. Le début de la longueur est assez facile et quelques coincements de mains bien sentis nous mènent à un resserrement dans le dièdre qui devient pratiquement une cheminée. À cet endroit la fissure devient très prononcée et la grosseur passe très rapidement de rouge (#1BD) à mauve (#0,5BD). Alors que les ancrages sont à un jet de pierre, la fissure disparaît pour faire place à des cicatrices de pitons dans lesquelles il n'est possible d'insérer que deux doigts (je me demande encore comment Jeff a réussi à rentrer ses grosses saucisses). Douloureux et pompant sont des qualificatifs assez honnêtes pour ce passage. Jeff mène une grosse bataille, mais tombe tout juste en dessous des chaines à un endroit où la séquence de main à adopter n'est pas très claire. Je tombe juste un peu avant lui alors que je seconde. Nous sommes confiants que cette longueur ne devrait pas trop poser de problème demain alors qu'il fera moins chaud. Le problème est que la longueur suivante est encore plus dure. De toute façon, nous sommes trop fatigués pour poursuivre aujourd'hui.

Complètement vidangé au soleil

De retour au Block en fin d'après-midi, je sens la fatigue accumulée depuis les 6 ou 7 derniers jours me rentrer dedans. J'ai besoin d'un peu de musique pour faire le point sur notre situation. Quoi de mieux qu'Eddie Vedder et la trame sonore d'Into the Wild pour se replacer les idées?

800m de vide ça remet en perspective

Notre position pour dormir n'est pas optimale aujourd'hui. Le Block est constitué d'un pan incliné légèrement. De gros blocs ont été posés au bout, mais l'effet reste le même: couché dans un sac de couchage, le corps descend inexorablement vers le bas. On se retrouve coincé comme un fœtus les genoux accotés au menton. Le truc est de rester suspendu dans son harnais en serrant la courroie qui nous retient au mur, mais c'est un peu comme se faire faire un BPC (bobettes pris dans craque). L'effet est au mieux désagréable.

Le couché de soleil est encore plus beau que les jours précédents!


Alors que le soleil se couche, des fourmis sortent explorer. Il semble que nos visages et le fond de nos oreilles soient des terrains de jeu très intéressants à explorer.

Dans l'obscurité j'entends Jeff sur le point de se plaindre: "Merde on va se faire grignoter!"

Vous pouvez maintenant ajouter la caractéristique "très" à la qualification que j'ai faite plus tôt sur notre position pour dormir. Mais je suis tellement fatigué que j'ai tôt fait de supprimer le signal électrique trahissant leur présence, non sans en avoir écrasé (dans ma face) quelques dizaines pour m'amuser. C'est comme compter des moutons, mais en plus salissant.

Notre stratégie pour la suite des choses est de retourner essayer le Boulder pitch une dernière fois en matinée demain et de partir ensuite vers le sommet peu importe que Jeff réussisse la longueur ou non. Selon notre estimé, il nous reste pour 3 jours de vivres, peut-être 4 en se serrant la ceinture pas mal, et il nous reste 250m d'escalade environ (8 longueurs), dont plusieurs longueurs très difficiles.

Malgré les embuches, nous avons encore le feu. Psyches!

24. (2e essai) Jeff - 5.13a - 20m - Technique, puissant. Prises très coupantes et abrasives. Réussite sensible aux conditions de peau et d'adhérence. À NE PAS grimper au soleil!
27. Dan - 5.11a - 49m - Traverser à gauche très tôt. Prises lousses. Extrêmement exposé. Un mouvement dur.
28. Jeff - 5.12b - 30m - Magnifique fissure. Attention à la piqûre d'acide lactique à la fin.