vendredi 6 janvier 2017

MONARQUE: 33 ans d'obscurité plus tard (Chapitre 5)

Chapitre cinq : L'envol

L'adrénaline libérée par la deuxième longueur achève de me dégeler et je demande à Steph s'il me laisserait sauver mon honneur. Bon joueur, il me cède le matériel.

Méthodiquement, je gravis les premiers mètres. Un peu de dulfer, de bons coincements de doigts, c'est fluide, naturel, presque instinctif! Fébrile, je surmonte quelques difficultés en tâchant d'éviter de drôles de rochers. Ils semblent instables, mais ironiquement je les reconnais pour les avoir vus sur les photos de Gaétan. Ils ont déjà subi le passage de trente ans, ça devrait tenir encore pour que je puisse passer. Marginalement, je pose un pied dessus: ça tient!

Au fur et à mesure que je m'imprègne de cette sensation de liberté que le rocher et la nature me transmettent à travers l'escalade, ma peur s'égraine au fil du vent. Tranquillement, les soucis de la vie me quittent. Je danse littéralement avec la paroi, je ne fais qu'un avec elle.

Perché à quelques neuf cents mètres d'altitude sur une petite vire située aux deux tiers de la longueur, je prends conscience des cinq cents mètres qui me séparent du plancher de la vallée. Tout en bas le barrage est minuscule. Me revient alors en tête la description que Gaétan faisait de ce passage :
Un très fort vent chaud remonte le long de la paroi et vient s'engouffrer par le bas de mes pantalons pour me faire frémir les poils de jambes et accentuer l'impression de vide. N'importe, la gomme de mes chaussons E.B. adhère bien sur les petites prises du rocher chaud et je peux monter avec confiance. Entre mes jambes, perché au mil[i]eu du vide, Louis m'assure avec attention. Des centaines et des centaines de mètres sous lui, la minuscule écluse obstrue la rivière Malbaie qui, si bas, ressemble à un mince fil perdu au fond d'un canyon. C'est une belle situation d'escalade qui m'envahit d'un grand plaisir.
C'est une réminiscence que je vis, même si je ne peux profiter de la chaleur du vent aujourd'hui. C'est difficile à décrire avec des mots. Quand on arrive à ne faire qu'un avec notre passion, qu'on en est complètement inhibé, ça devient tellement bon que ça ressemble parfois à un orgasme : sauvage, mais conscient...et plus ou moins contrôlé.

Bref, après un dernier passage vertical corsé, je bascule au sommet de cette longueur magnifique. Le seul point négatif que l'on peut lui attribué sont les champignons séchés et coriaces qui tapissent le dièdre. Un bon ménage ferait du bien! Ça sera malheureusement pour une prochaine fois.

Le rocher fait ensuite place à un boisé et je n'ai d'autre choix que de faire mon relais sur un sapin, hors d'atteinte des rayons du soleil, ce qui refroidit légèrement mes ardeurs!

Pendant que j'assure Steph, je jongle avec une petite roche de calcaire que j'ai ramassée en Alberta, au Mont Assiniboine, aventure qui m'a permis de rencontrer Gaétan.


Le Mont Assiniboine visible en arrière plan lors de mon périple en 2009. Je suivais alors pour la première fois les traces de Gaétan Martineau sur un terrain d'aventure incroyable! L'objectif était de gravir la face Nord en solo (côté droit de la pyramide). Mes Crocs verts me suivaient également dans cette aventure!!

À l'été 2009, alors que je rêvais déjà de suivre ses traces dans une ascension solitaire du Mont Assiniboine, comme il l'avait lui-même fait à l'été 1981, Gaétan m'invite chez lui pour discuter de ce projet et me montrer les photos de la montagne et les cartes de la région qu'il possède. Comme plusieurs autres jeunes grimpeurs de ma génération, j'ai alors la chance de rencontrer cette légende de l'escalade québécoise: un homme humble, passionné et déterminé. Un grimpeur pratiquement retraité du caillou, se consacrant désormais à sa famille et à d'autres passions, mais qui ne demande qu'à passer le flambeau à une nouvelle génération de grimpeurs ambitieux et résolus, remplis de rêves et de projets les plus fous les uns que les autres.


J'avais comme plan initial de creuser un trou pour y enfouir la petite roche, mais je me rends maintenant compte que ce souvenir m'est trop précieux. Je ne puis me résoudre à l'abandonner. Je remet donc la roche dans ma poche pour la ramener chez moi.

Stéphane me rejoint.

D'abord dubitatif sur la solidité de mon ancrage, un sapin de deux pouces et demi de diamètre, il m'apprend ensuite que ses orteils ont commencé à dégeler au début de la longueur. Alors que je roule la corde sur mes épaules, un sourire discret se forme sur mon visage voilé par l'ombre projetée des conifères qui nous entourent. Éphémère et furtif, il s'évanouit aussi rapidement que mon envie de lui rappeler que je l'avais prévenu. C'est que je comprends à sa physionomie qu'il souffre beaucoup plus qu'il ne le laisse entrevoir. Par expérience, je sais très bien que rien ne fait plus mal que des orteils ou des doigts qui dégèlent. Tout en étant sympathique à sa cause, je ne peux malheureusement rien y faire. 


Nous avançons donc dans la végétation en quête du sommet, mais alors que je pensais que nous pourrions rejoindre facilement ce dernier à partir de ce relais, je me rends rapidement compte que l'aventure n'est pas tout à fait terminée.


Un peu de bushwaking aléatoire nous mène à une autre longueur, bien moussue celle-là. Impossible de savoir si la première ascension a emprunté cet itinéraire. Aucune trace de passage n'est décelable. D'autres itinéraires pourraient vraisemblablement être possibles à droite et à gauche. Steph repart avec le rack. Il doit creuser la mousse pour découvrir le rocher, tellement l'envahissement est total. Cette longueur n'a rien d'intéressant du tout, peut-être sommes-nous perdus? Je ne vois pourtant pas de cairn...

Alors que j'essaye de ne pas glisser sur la mousse en second, j'aperçois Steph qui se fait bronzer au soleil, les jambes dans une talle de bleuets. Nous sommes enfin au plateau sommital, au milieu de plusieurs groupes de randonneurs ébahis. Quelques-uns s'approchent timidement:

- Vous avez grimpé toute la falaise?

- Heu, ouais.
- Wow, vous êtes qui?
Personne...vraiment.

Que peut-on ou doit-on répondre à l'enthousiasme des profanes de l'escalade? Je suis toujours mal à l'aise dans ces situations. J'ai l'impression qu'une fois que tout danger est écarté, qu'il ne nous reste qu'à redescendre par un sentier conçu pour que monsieur madame tout-le-monde puisse bénéficier du plein air et des grands espaces québécois, je n'éprouve que l'envie d'être seul dans ma tête pour ressasser les moments intenses que nous venons de vivre. Je ne peux m'empêcher d'être agacé de constituer le centre de l'attention de tout un chacun.


Tout ce que je veux, c'est de redescendre en surfant sur cette vague d'émotions qui, tranquillement, me quitte.


Les pieds de Stéphane refusent de dégeler. Son sac à dos est visible à côté de lui :p

Il ne nous reste maintenant qu'à redescendre le sentier de 6 km, mais à voir les rictus qui apparaissent à intervalles réguliers sur le visage de Stéphane, je sais que ce périple sera une aventure en soi pour mon ami!


Pendant que je ramasse notre matos, Stéphane frictionne ardemment ses pieds. Ces derniers refusent de dégeler complètement. De fait, son obstination à vouloir laisser ses souliers d'approche au bas de la paroi lui coûtera pratiquement deux ongles du pied gauche.

Steve House, un des grands alpinistes des temps modernes, soutient que plus on fait les choses simples, plus les expériences de la vie deviennent riches. Maintenant que je suis bien assis au chaud dans mon appartement, je me demande si Stéphane est vraiment sorti plus riche de cette expérience. Brièvement, je me demande si je ne suis pas passé à côté de quelque chose d'important lors de cette journée épique...mon questionnement est plutôt éphémère, je vous l'avoue! ;) 



Les ongles prêts à décoller de Stéphane quelques jours après l'ascension de Monarque.

FIN

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