mercredi 14 février 2018

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 11)

Chapitre 11: A la muerte

Dure nuit. Difficile de dire si le sommeil m'a trouvé ou non.

Coincé dans mon harnais, un tas de fourmis dans les jambes (et plusieurs collées dans le visage), je ne peux m'empêcher de remarquer que Jeff dort encore comme un bébé.


C'est pas un filet de bave que je vois luire dans la pénombre?

Après notre rituel matinal, nous rappelons ensuite les cordes fixes jusqu'au départ du Boulder pitch.

La pression est palpable. Aujourd'hui, ça passe ou ça casse.

Il fait frais, le soleil n'étant pas encore rendu de notre côté du Nose. Les dégaines sont déjà en place, il ne reste qu'à enchainer. Nous ne parlons pas. Jeff travaille la séquence dans sa tête.

Il attrape les prises de départ, puis se ravise.

"Merci Dan de prendre le temps de redescendre ici pour me supporter"

Je ne sais quoi répondre. Ces mots me touchent.

"C'est rien. C'est pour ça que je suis venu ici."

Il part.

Les deux premiers essais ne sont pas convaincants; la séquence ne semble pas optimale. Les mouvements ne coulent pas; ils sont robotiques. Le corps a besoin d'un peu plus de temps pour s'adapter et s'échauffer.

Yeah right, se réchauffer dans une 13a de 5 dégaines.

Malheureusement, les doigts de Jeff commencent déjà à montrer des signes de blessure.

Le troisième essai est toutefois beaucoup plus fluide.

Une dégaine, puis deux.


Le premier gros crux est enchainé. Jeff clippe la troisième dégaine. Il se tient sur des pieds minuscules, puis soudainement l'un d'eux glisse et la gravité s'occupe du reste.

Je le redescend au relais, on tire la corde.


"Dernier essai, après mes doigts seront finis", lâche-t-il en regardant ses grosses saucisses sur lesquelles se voient déjà de nombreuses estafilades.

Après une quinzaine de minutes de repos, Jeff repart. La séquence initiale se passe à merveille, il n'a pas l'air de forcer. Je suis chacun de ses mouvements avec attention. Je voudrais tellement qu'il réussisse.

Le clip suivant est fait en parfait contrôle.

Il doit maintenant faire un mouvement étrange, légèrement dégrimpant, repositionner ses pieds puis aller chercher une prise assez loin sur la gauche. L'exécution est parfaite. Il ne lui reste qu'à repositionner de nouveau ses pieds en allant donner un coup de pieds au mur pour éviter un pivotement du corps qui rend la prise main gauche intenable. La coordination entre le pied gauche (pousser) et la main gauche (tirer) doit être parfaite. Tout cela se passe en une fraction de seconde.

Jeff s'exécute, mais malheureusement le mouvement n'est pas parfait. Il tombe au dernier mouvement difficile. Tout s'est joué si vite. Si près du but.


Cette fois, c'est la fin. Misère.


Nous remontons piteusement les cordes jusqu'au Block. Alors que nous préparons notre diner, un couple de polonais arrivent de nulle part en rappel. Ils doivent avoir 16 ou 17 ans. Dans un anglais cassé, ils nous disent vouloir aller travailler le Boulder pitch. Ils nous demandent comment c'est? On leur répond que c'est assez dur. Ils répondent que ça va aller, ils s'échauffent régulièrement dans ce niveau de difficulté d'où ils viennent. Comme ils n'ont rien apporté avec eux, ils doivent regagner le sommet le soir même pour aller y dormir. Nous les trouvons ambitieux, mais comme nous avons d'autres chats à fouetter, nous leur souhaitons bonne chance et nos routes se séparent.


Mon activité favorite: boire le jus de canne de thon

Nous hissons les sacs jusqu'en haut de la longueur #28. Jeff enchaine ensuite cette longueur en moulinette. J'échoue légèrement plus haut que la veille.

Le moral est assurément au plus bas; l'accumulation soudaine d'échecs récents se fait sentir.


Je commence à ressentir le besoin de sortir de la face.

La longueur suivante a l'air beaucoup plus difficile. Comme d'habitude, Jeff se lance. Le départ est soutenu. La fissure est évasée et protéger demande beaucoup de jus de bras. D'en bas, les placements de protection semblent précaires.

Clairement Jeff n'est pas à son meilleur, je l'ai déjà vu plus solide. Le moral ne semble plus y être. C'est sur que de laisser une longueur derrière nous y est pour quelque chose. Ce projet comptait beaucoup pour lui. À la moitié de la longueur, il décide de grimper en artif jusqu'au relais. Nous n'avons ni le moral ni le temps de travailler sur l'enchainement de cette longueur, ça sera pour un prochain voyage.

J'y vais en moulinette et je trouve cela très difficile. Du dulfer très très intense, parsemé de quelques coincements précaires. Je prends 3 ou 4 repos suspendu dans la corde. Nous sommes pétés, ça ne fonctionne pas, c'est pathétique, mais on en rit.


 Sick!

Nous sommes maintenant en dessous des toits du Salathé, sur un relais suspendu. Plutôt que de les affronter, notre itinéraire bifurque vers la gauche dans une traverse extrêmement exposée. Cette variante, Freerider, découverte, puis enchainée par les frères Huber, suit des prises de mains qui se trouvent au-dessus d'un petit toit d'un ou deux pieds de large. La traverse elle-même fait vingt ou vingt-cinq mètres de long. 800m de vide sous les pieds. C'est hal-lu-ci-nant! J'ai les jambes molles juste à y repenser.


Traverse 12a/b avec 800m d'air sous le varapes

Jeff tombe dans les tous premiers mètres. On rit encore de notre situation. Il repart, tourne un coin et disparait de mon champ de vision.

Au bout d'un temps, j'entends des coups de sifflets. Je comprends qu'il est sécuritairement attaché au relais. D'où je me trouve, je dois rappeler au relais précédant, où nos sacs attendent. Une fois descendu, j'aperçois les polonais qui travaillent la longueur 12b. Ça semble pénible. 

Je détache les sacs, Jeff les fait monter. Comme nous n'arrivons plus à communiquer, je n'ai pas envie d'essayer la longueur #30. Pour économiser énergie et temps, je me laisse tout simplement balancer dans le vide. Combiné avec un rappel, c'est tout de même un pendule excitant. Je sors les poignées d'ascension et je rejoins Jeff. Il veut réessayer la longueur en second. Il inverse donc ma manoeuvre.

Il retombe au tout début, mais réussi à enchainer tout le reste.


L'arrivée de la traverse


Pendant que Jeff refait la longueur je n'arrête pas de penser à Stéphane Perron qui avait chuté à la toute fin (environ où Jeff se trouve sur la photo ci-dessus) en se trompant de beta alors qu'il était "à vue". Comme il faisait la voie en solo encordé, il a dû backcleaner la longueur au complet, la ré-enchainer puis la nettoyer une 2e fois. Ça a tellement dû le faire Chi@$@%.


Nous sommes maintenant à Roundtable, un bivouac marginal et exposé (une chance que nous avions réservé à l'avance notre nuit! :p). Très très romantique et intime comme lit nuptial.


Jeff est en train de perdre la boule


Jeff propose d'enchainer la longueur suivante pour se donner une marge de manoeuvre pour le lendemain. J'hésite. Il se fait tard; nous sommes crevés, fourbus, matraqués.

Je me sens un peu comme un bagage depuis le début de cette aventure, particulièrement en cette journée ou rien ne fonctionne.

Et soudainement, clac! Une cassure. Quelque chose se casse en moi. Je dois me débarrasser de ce poids qui me retient, qui m'empêche d'être à la hauteur de mon plein potentiel.

Fuck it tu te la fais celle-là!

Hors de toute vraisemblance, je me propose donc d'y aller en tête.


Dan "On décrisse d'icitte" Morin en mission


Les huit premiers mètres sont légèrement déversants. Grosseur #1BD. Je suis dans les câbles dès le début. Mais quelque chose est différent. Je suis là, dans la danse, pleinement conscient. Je brûle d'un feu qui me consume de l'intérieur. Main gauche, main droite, monte les pieds, répète. À un certain point, le dévers recède et la fissure devient "cuphand" (pour la grosseur de ma main). Il s'agit d'un coincement de main très étrange et instable. Ça devient rapidement une bataille à mort. C'est physique, brutal, exactement mon style de tapoche!

Plusieurs fois l'idée de tout lâcher se fraye un chemin vers mon esprit, mais je sais que ma dernière protection est plutôt loin...je n'ai pas envie de tenter la chute. Pratiquement à bout de forces, je gagne une alcove où je peux me refaire une santé substantielle. La suite s'annonce étrange. Le dos appuyé contre un mur, les jambes appuyées sur l'autre Je me trouve sous une cheminée qui se referme quelques mètres au-dessus de ma tête; en dessous, le vide total. Pour solutionner la longueur, il me faut traverser horizontalement, dans la cheminée, pour rejoindre un pan de mur qu'il m'est impossible de voir.

J'ai vraiment peur. Elvis s'invite dans mes jambes. Mes genoux claquent ensemble.


Un respire. Deux respires.


Tout est blanc.


Je me lance.

J'avance dans la cheminée. Arrivé au bout, je dois en sortir, puis faire du dulfer sur 5m jusqu'au relais. Je suis gorgé d'acide, mes mains sont sur le point d'ouvrir.

Alors que je n'y croyais plus, après une bataille d'un peu plus d'une heure, je réussis de peine et de misère à passer la corde dans les ancrages. Ça y est!


La journée se termine sur une note positive après tout. Je suis vraiment content!


Assurément ma meilleure longueur "à vue" sur protection naturelles que j'ai réussie dans ma vie, mais le prix à payer est lourd. Mes mains sont détruites, ensanglantées dû au fait que je n'avais pas mis de gants de tape pour les protéger. Je peine à les ouvrir ou les fermer.


Ma main 3 jours après mon combat

Au-delà de la difficulté de la longueur, ce que j'en retiens est l'attitude, la résilience qu'il m'a été nécessaire de recruter pour y parvenir. Comme quoi, quand on veut vraiment quelque chose, on peut l'accomplir! Et je repense à ce que Dean Fidelman a écrit dans la notice nécrologique de Jim Bridwell hier:

"I was getting frustrated and Jim called me down and said, "You know, Dean, the thing with life and friends, is it's all about the person. I don't care how hard someone climbs. I care about how they are as a person."

Voilà!! Ce n'est pas tant ce que tu accomplis, sur le mur ou dans la vie; c'est comment tu profites de la vie et surtout, avec qui tu le fais. Contrairement à ce que plusieurs croient ou s'imaginent, Jeff et moi pensons de cette façon. Pourquoi grimperait-il avec moi sinon? Certainement pas pour mon talent marginal en escalade...

Ceux avec qui je partage mes cordées sont des gens dévoués en qui j'ai une confiance absolue, qui sont animés de valeurs fortes, imbibées de fraternité, de respect et de loyauté. Parce que la beauté de l'escalade repose d'abord et avant tout sur l'expérience. Celle que l'on partage nécessairement avec au moins une personne. Et je préfère rester chez moi que de remettre ma vie entre les mains de gens qui n'ont de yeux que pour mes prouesses et qui n'ont pas de place pour la personne que je suis dans leur coeur.


Comme le soleil descend rapidement à l'horizon, Jeff décide, avec raison, de remettre son ascension de cette longueur au lendemain. Je rappelle donc après avoir fixé la corde.


Quelle journée intense. Impossible de célébrer pour autant...ce n'est pas le sommet encore. Il reste quatre ou cinq longueurs encore. Nous soupons en silence, chacun perdu dans nos pensées. À un moment, les jeunes polonais arrivent à la frontale. Ils ont l'air pas mal ébranlés. Leur rack est ridiculement petit et ils doivent surmonter les 4-5 dernières longueurs...Nous leur prêtons nos jumars pour qu'ils puissent au moins tricher la première longueur et gagner du temps. Alors que nous nous couchons, nous les entendons pendant plusieurs heures se crier après dans le noir dans un langage que nous ne comprenons pas, mais duquel nous décelons les émotions. Il semble que leur aventure ne soit pas la meilleure de leur vie et qu'ils ont peur...nous ne pouvons évidemment rien faire pour les aider.

Hey la jeunesse innocente... :)

Parfois il faut apprendre à la dure.

De notre côté, on dort collé collé, mais inversés, les pieds de l'un dans le visage de l'autre. Grâce à l'ingéniosité de Jeff, nous nous sommes fabriqués une rambarde de fortune qui nous empêche de tomber dans le vide.

Bivouac exposé. Déconseillé à ceux qui grouillent la nuit

24. (3e essai) Jeff - 5.13a - 20m - Technique, puissant. Prises très coupantes et abrasives. Réussite sensible aux conditions de peau et d'adhérence. À NE PAS grimper au soleil!
28. (2e essai - réussi) Jeff - 5.12b - 30m - Magnifique fissure. Attention à la piqûre d'acide lactique à la fin
29. Jeff (artif) 5.12c? - 25m - Dulfer, fissure fuyante. Dur dur. Ouch. Regardez Honnold se reposer dans son clip de 20sec sur Internet. C'est infaisable :p
30. Jeff (2 essais) 5.12a/b - 25m - Traverse extrêmement exposée. Mouvements difficiles au départ et à la fin.
31. Dan - 5.11d - 40m - Thinhand, ensuite cuphand ou poings fuyants, dulfer. Magnifique.

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