mardi 6 février 2018

YOSEMITE: UN NOUVEL HORIZON (chapitre 10)

Chapitre 10: L'inhabituel habituel

Je ne sais plus quelle journée nous sommes. Lundi? Samedi? Même la date est floue. À quoi bon le savoir de toute façon? Nous montons par en haut et c'est tout ce qui importe, pour le moment du moins.

Depuis notre arrivée à El Cap Spire, la canicule s'est résorbée et la question du manque d'eau semble déjà derrière nous. Ça ne m'empêche pas de boire le jus des cannes de thon avec autant d'avidité!

Mais ça m'a subitement pris ce matin: je suis tanné de porter continuellement mon harnais, d'avoir à réajuster mes boucles de jambes, matins et soirs, de sentir que je suis devenu si intime avec que je ne le sens presque plus et que j'ai des moments de panique où je dois le toucher pour m'assurer qu'il est toujours là. Paranoïa quand tu nous tiens. À force de me tortiller dedans et de m'appuyer dessus, des marques cisaillent maintenant mes hanches, c'est d'un chic! Le problème est qu'elles s'en viennent profondes et désagréables au quotidien. On me demande parfois quel harnais j'utilisais? Un Hirundos de Petzl. Ultra-léger, ultra-inconfortable! Aucun coussin de renfort. Paraît qu'il faut souffrir dans la vie. 

N'apportez pas ce genre de harnais pour un big wall (le conseil est gratuit).

Jeff, ne se plaint toujours pas.

Notre routine de couple, elle, s'installe tranquillement. Les tâches quotidiennes sont départagées depuis longtemps: je cuisine la bouffe, lui s'occupe de la vaisselle. Je chigne comme une petite fille et lui philosophe sur les bénéfices de la douleur sur la réalisation et le dépassement de soi, sur l'avantage de jeûner et de devenir plus forts en étant plus légers au fur et à mesure que nous devenons affamés, etc. Comment voir tout d'un oeil positif...Bref, nous nous occupons en débattant sur des questions inutiles et sans réponse.

Dans les faits, nos échanges sont plutôt brefs, mais concis et ils portent invariablement sur les mêmes sujets : le plan de la journée, la stratégie à venir, les petits bobos, le mental, l'eau, la nourriture, nos amours, les enfants de Jeff, le Boulder pitch, le sommet, les chips qui sont restées dans le casier anti-ours, en bas de la paroi (misère j'en rêve la nuit), etc. Nos besoins sont tellement élémentaires et notre connexité si affûtée qu'il n'est pas vraiment nécessaire de se parler pour se comprendre.

Les manipulations de cordes et de matériel s'en viennent si instinctives que j'en ai peur. Je dois me forcer pour réévaluer chaque situation pour m'assurer doublement que je ne commets pas d'erreur impardonnable.

Étonnement, nous n'avons rien échappé en bas jusqu'ici. Ça me paraît lunaire.

Les notes de Jeff m'apprennent qu'il aurait hissé les sacs toute la journée. Peut-être que j'étais vraiment cuit, je ne me souviens vraiment pas de cette journée...à mon avis j'ai au moins hissé la première longueur à défaut de quoi je m'en souviendrais si j'avais été le dernier à quitter El Cap Spire...Je ne peux quand même pas avoir oublié m'être lancé dans le vide pour traverser les 2 mètres d'espace me séparant du mur sur la corde fixe!

Au Boulder pitch, nous nous arrêtons pour que Jeff travaille la longueur avec l'intention de poursuivre notre chemin si jamais il n'y a pas de progrès. À force de résilience, Jeff trouve une séquence permettant de faire tous les mouvements, dont les deux mouvements très difficiles consistant à faire une croix de fer à pleine extension sur des pieds très mauvais. Il recommence la séquence 4 fois pour être certain que son corps l'imbibe. Sa peau commence à être ravagée par l'abrasion des prises coupantes et il doit mettre du tape sur certaines extrémités. Le nombre d'essais qu'il peut faire sur ce bloc est compté.

Peu après, nous nous hissons jusqu'à The Block. Jeff monte sur la corde fixée la veille et j'enchaîne la longueur #27. Honnêtement, je ne pense pas que je l'aurais faite en tête celle-là. Quelques prises louches, de petits feuillets derrière lesquels il faut placer les protections, un crux très étrange forçant une porte de grange, le tout sur une trame très très aérienne, pimentent cette longueur. En fait, tout est exposé maintenant. Nous ne sommes plus cachés dans le long système de fissures encavés dans le flanc d'El Capitan. Au-dessus de nous les toits du Salathé nous guettent. Ils sont très impressionnants.

Longueur #27, très exposée

Jeff s'élance dans la longueur #28 (12b), absolument saisissante. Une magnifique fissure percée à même un rocher blanc immaculé ponctué de rayures dorées, le tout encastré dans un petit dièdre très fermé dont les parois sont lisses comme de la peau de bébé. Le début de la longueur est assez facile et quelques coincements de mains bien sentis nous mènent à un resserrement dans le dièdre qui devient pratiquement une cheminée. À cet endroit la fissure devient très prononcée et la grosseur passe très rapidement de rouge (#1BD) à mauve (#0,5BD). Alors que les ancrages sont à un jet de pierre, la fissure disparaît pour faire place à des cicatrices de pitons dans lesquelles il n'est possible d'insérer que deux doigts (je me demande encore comment Jeff a réussi à rentrer ses grosses saucisses). Douloureux et pompant sont des qualificatifs assez honnêtes pour ce passage. Jeff mène une grosse bataille, mais tombe tout juste en dessous des chaines à un endroit où la séquence de main à adopter n'est pas très claire. Je tombe juste un peu avant lui alors que je seconde. Nous sommes confiants que cette longueur ne devrait pas trop poser de problème demain alors qu'il fera moins chaud. Le problème est que la longueur suivante est encore plus dure. De toute façon, nous sommes trop fatigués pour poursuivre aujourd'hui.

Complètement vidangé au soleil

De retour au Block en fin d'après-midi, je sens la fatigue accumulée depuis les 6 ou 7 derniers jours me rentrer dedans. J'ai besoin d'un peu de musique pour faire le point sur notre situation. Quoi de mieux qu'Eddie Vedder et la trame sonore d'Into the Wild pour se replacer les idées?

800m de vide ça remet en perspective

Notre position pour dormir n'est pas optimale aujourd'hui. Le Block est constitué d'un pan incliné légèrement. De gros blocs ont été posés au bout, mais l'effet reste le même: couché dans un sac de couchage, le corps descend inexorablement vers le bas. On se retrouve coincé comme un fœtus les genoux accotés au menton. Le truc est de rester suspendu dans son harnais en serrant la courroie qui nous retient au mur, mais c'est un peu comme se faire faire un BPC (bobettes pris dans craque). L'effet est au mieux désagréable.

Le couché de soleil est encore plus beau que les jours précédents!


Alors que le soleil se couche, des fourmis sortent explorer. Il semble que nos visages et le fond de nos oreilles soient des terrains de jeu très intéressants à explorer.

Dans l'obscurité j'entends Jeff sur le point de se plaindre: "Merde on va se faire grignoter!"

Vous pouvez maintenant ajouter la caractéristique "très" à la qualification que j'ai faite plus tôt sur notre position pour dormir. Mais je suis tellement fatigué que j'ai tôt fait de supprimer le signal électrique trahissant leur présence, non sans en avoir écrasé (dans ma face) quelques dizaines pour m'amuser. C'est comme compter des moutons, mais en plus salissant.

Notre stratégie pour la suite des choses est de retourner essayer le Boulder pitch une dernière fois en matinée demain et de partir ensuite vers le sommet peu importe que Jeff réussisse la longueur ou non. Selon notre estimé, il nous reste pour 3 jours de vivres, peut-être 4 en se serrant la ceinture pas mal, et il nous reste 250m d'escalade environ (8 longueurs), dont plusieurs longueurs très difficiles.

Malgré les embuches, nous avons encore le feu. Psyches!

24. (2e essai) Jeff - 5.13a - 20m - Technique, puissant. Prises très coupantes et abrasives. Réussite sensible aux conditions de peau et d'adhérence. À NE PAS grimper au soleil!
27. Dan - 5.11a - 49m - Traverser à gauche très tôt. Prises lousses. Extrêmement exposé. Un mouvement dur.
28. Jeff - 5.12b - 30m - Magnifique fissure. Attention à la piqûre d'acide lactique à la fin.

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